L'extase et la colere

Eduardo Quiles

Version française:
Claudine Lécrivain et Lola Bermúdez.


Pièce en deux actes.

Personnages:
Eulalio
Rosa Mayo

ACTE PREMIER

Scène plongée dans l'ombre et fauteuils d'orchestre éclairés. On entend une soprano qui interprète un extrait de Carmen. Puis délire du public qui applaudit, siffle et lance des "bravo". Aussitôt des cris enthousiastes réclament en choeur la présence de Rosa Mayo. Un projecteur suit la diva, chargée de bouquets de glaïeuls qui la gênent dans ses révérences au public. Obscurité. Un sifflement de train résonne sur la scène, maintenant éclairée, où se trouve Eulalio en train d'écrire à la machine. Il a un air rêveur, comme absent de son travail routinier, comme s'il songeait à des trains ailés sillonnant l'espace en route vers d'autres mondes. Il laisse échapper un soupir et enlève brusquement l'oeillet rouge du vase, puis, fermant les yeux, il aspire son ârome. Une voix puissante lui fait soudainement lâcher la fleur et taper sur les touches.

VOIX: ...la Direction s'inquiète vivement à la suite des rapports envoyés par le Chef de Section... Vos négligences sont de plus en plus notoires... Cessez vos safaris imaginaires et tenez-vous en au travail qui vous a été assigné! Vous avez toujours été un employé modèle... et la Compagnie des Chemins de Fers avait déposé en votre avenir ses plus grands...

(Le bruit d'une locomotive étouffe les derniers mots. Obscurité. Tandis qu'une aria se fait entendre, un projecteur éclaire la chambre d'Eulalio, ainsi que les murs couverts de photos, de coupures de journaux et de quelques posters de Rosa Mayo. Près du lit s'amoncellent des revues et des journaux prêts à être lus et découpés. Tandis qu'Eulalio manie les ciseaux, on entend une voix provenant du téléviseur.)

VOIX: ... Mais oui, chers amis téléspectateurs, le Covent Garden était en liesse, d'après les agences de presse. Le rideau s'est levé et baissé à plusieurs reprises sous les applaudissements du public. Et les eaux de la Tamise en ont frissonné, et même la coupole de la Cathédrale Saint Paul en a tremblé dans son émotion. Une pluie de fleurs est tombée sur Rosa Mayo, cette voix légendaire qui vient d'interpréter Carmen avec passion et avec une technique irréprochable...

(Eulalio cesse ses coups de ciseaux rituels et, l'air radieux, avance vers le téléviseur. Obscurité. Un projecteur éclaire Rosa Mayo couverte d'un manteau de vison qui éblouit ses fans. Scintillement des flashs de journalistes camouflés qui poussent des cris perçants. Eulalio, monté sur un fauteuil, se dresse sur la pointe des pieds et agite son petit chapeau melon, puis il enlève l'oeillet rouge de sa boutonnière et le jette au passage de la star. Silence. Il reste seul. Dans les coulisses on entend un violon. Eulalio n'est plus qu'un sourire nostalgique. Finalement, il soupire, se baisse et ramasse l'oeillet piétiné dont il caresse les pétales. Obscurité. Allongé sur son lit, Eulalio apparaît sous la lumière d'un projecteur, en manches de chemise, cravaté et coiffé d'un chapeau. Il est complètement absorbé par la sélection de photos et de reportages sur Rosa Mayo. Sur son visage on peut lire les émotions que suscite cette occupation. On entend soudainement la voix du présentateur à la télévision).

VOIX: ...magistralement interprété. Le monde musical vient d'assister à la naissance d'une nouvelle Maria Callas.

(Eulalio enfile son costume gris foncé à toute vitesse, met l'oeillet rouge à la boutonnière de sa veste, se regarde très rapidement dans une glace adossée au mur et sort. Obscurité. La lumière revient au moment où Eulalio frappe à la porte d'une loge, un bouquet de marguerites à la main. La porte s'entrouvre et surgissent deux mains énormes qui lui arrachent son bouquet. Eulalio en reste cloué sur le pas de la porte, le coeur lui battant la chamade. On entend toussoter à l'intérieur de la loge. Eulalio sourit et se décide à entrer. Il est aussitôt mis à la porte, poussé et jeté par terre. Grimaçant de douleur, il dodeline de la tête, mi-surpris mi-apeuré. Puis le bouquet de marguerites prend le même chemin et vient lui aterrir sur la tête. On entend aussitôt Rosa Mayo éclater de colère.)

ROSA MAYO: (voix provenant de la loge) Mais c'est le comble! J'attends d'un moment à l'autre la visite de quelqu'un du monde de la haute finance... et c'est cet abruti qui arrive avec ses petites marguerites.... Dire qu'il y a encore des schizophrènes ridicules pour vous empoisonner la vie! (Moins véhémente) Et vous, la prochaine fois, cassez-lui donc la figure... Peut-être que cela l'inspirera et qu'il finira par comprendre qu'une muse de l'opéra ne cotoie pas des crève-la-faim...

(Un air de violon. Eulalio regarde éperdu les fleurs éparpillées. Tout en se palpant, il se traîne par terre et recompose le bouquet. Il se redresse et griffonne quelques mots sur une carte qu'il dépose près de la porte de la loge et s'éloigne en boîtant. Obscurité. Le violon évoque le temps qui passe. Un projecteur éclaire Eulalio, assis à son bureau et penché sur le clavier de son ordinateur. Ses quelques cheveux épars ont blanchi. Le flot de ses pensées est repris par le haut-parleur.)

EULALIO: Eh bien, mon petit employé des Chemins de Fer, dans peu de temps tu seras à la retraite... (Pause)... Est-ce que l'on peut savoir ce que tu as fait de ta vie, des années qui passaient, de ta personne? As-tu fondé une famille? Où est ta compagne dans la joie et dans la difficulté? Où sont tes enfants? Ne serait-ce pas plutôt que tu es toujours amoureux de cet arc-en-ciel du bel canto, que tu ne peux voir que de loin ou en photos? Et si nous faisions un bilan existentiel de ton histoire? Qu'en dis-tu? Mieux vaut sans doute ne pas s'y aventurer... afin d'éviter la déchirure.

(Obscurité. On entend un duetto interprétant un célèbre opéra de Ravel. Lumière. On aperçoit Eulalio dans sa chambre en train de regarder de près une affiche de théâtre où est inscrit le nom de Rosa Mayo et celui d'un ténor célèbre. Une tristesse soudaine le fait se jetter sur son lit. Puis il lutte contre le découragement et brusquement se lance sur un tas de revues qu'il feuillette à un rythme frénétique.)

EULALIO: Pas le moindre écho (Il jette la revue par terre avec rage). Là non plus (même geste). Pas la moindre ligne dans cette revue à deux sous (Il la froisse). Et là non plus...! Rien du tout dans celle-là...! Depuis des années pas la moindre allusion à Rosa. Maudits journalistes! Ce n'est pourtant pas un effort de titans que d'écrire le nom le plus beau de la terre! Ro-sa Ma-yo. Même un enfant au sein saurait l'écrire....

(Offusqué, Eulalio disparaît au milieu des papiers, et continue à lire, exaspéré. Dans un accès de fureur et prenant un air sadique il déchire en mille morceaux toutes les revues les unes après les autres, et, alors qu'il semblait calmé, il se met à donner des coups de poings dans le tas de journaux. Les pages arrachées volent dans la chambre, au milieu des éclats de rire d'Eulalio qui danse comme un boxeur lunatique, férocement ravi de taper sur le papier. Epuisé, il s'écroule sur les revues et par hasard il tombe sur un gros titre qui l'hypnothise. Il dévore le texte que l'on entend en off.)

EULALIO: (voix off) ...à l'aube le portier du cabaret "L'Oasis Bleu" s'apprêtait à fermer. C'est alors qu'il buta contre le corps à demi inconscient d'une femme qui se trouvait sur le trottoir... Malgré les efforts pour cacher son identité... on soupçonne de bonne source qu'il pourrait s'agir de...

(Silence. Eulalio disparaît derrière un tas de journaux. Puis il sort de sa cachette et, en hurlant, commence à donner des coups de pied à la revue et aux journaux.)

EULALIO: Non! Non!... Non!... Ce sont de viles calomnies! Des diffamations écoeurantes. Pas Rosa Mayo! (Il continue à tout déchirer) Même si de nombreuses années se sont passées... Même si je suis resté célibataire et que j'attend encore son... Ce sont des infamies! Espèces de faux journalistes! Mais moi, je ... Ha! Ha! Maudits journaux à sensation! (Il prend un bidon d'essence et la répand dans la chambre) Ce sera l'incendie le plus célèbre du siècle... Ha! Ha! Ha! Il faut se purifier de tant d'ordures Ha! Ha! Ha! (Pause) Ils regretteront d'avoir écrit cela... (Il craque une allumette) Un grand feu pour l'injustice... Ha! Ha! Ha! J'entrerai dans l'histoire comme l'incendiaire des informations manipulées. Ha! Ha! (Transfiguré) Ils regretteront... Rosa Mayo sur un trottoir comme une vendeuse d'allumettes délaissée... mais c'est impossible, voyons! (Il éteint l'allumette et entreprend un dialogue avec une revue) S'il vous plaît, ne dites pas ces choses-là... Il ... Il s'agit de... Rosa... la voix de Bizet, de Verdi et Mozart, ... la sublime Rosa Mayo... Vous ne vous rendez pas compte?

(Il sanglote. Peu à peu il cesse de gémir et comme un Don Quichotte anachronique il déambule le long des murs, contemplant les portraits de Rosa Mayo; la caressant du bout des doigts, il l'embrasse pudiquement. Obscurité. Léger chant choral. Un projecteur surprend Eulalio, engoncé dans son costume gris foncé, son chapeau melon à la main. Il sonne à une porte.)

ROSA MAYO: (voix off) Qui est-ce?

EULALIO: C'est moi.

ROSA MAYO: Comment ça, c'est moi?
EULALIO: Je suis ... votre admirateur numéro un.

ROSA MAYO: (elle sort, en peignoir, pâle, décrépite) Admirateur? et de qui?

EULALIO: Mais, de Rosa Mayo, bien entendu!

ROSA MAYO: Rosa Mayo est morte.

EULALIO: Oh mon Dieu!

ROSA MAYO: Et maintenant,... déguerpissez!

EULALIO: Je...

ROSA MAYO: (Caustique) Vous...

EULALIO: (regardant son oeillet) Je venais vous apporter un oeillet rouge....

ROSA MAYO: (elle ouvre la porte qu'elle avait fermée) Un oeillet rouge? Vous plaisantez? Je ne crois pas qu'en cette fin de siècle il y ait encore des hommes qui frappent aux portes pour offrir un oeillet rouge!

EULALIO: (montrant l'oeillet) Et ça, qu'est-ce que c'est?

ROSA MAYO: Vous venez sans doute pour embobiner, voler... violer... mais certainement pas pour offrir un oeillet.

EULALIO: Je... Je voulais simplement offrir une fleur à Rosa Mayo... (Il essuie une larme)

ROSA MAYO: Offrir une fleur à Rosa Mayo?

EULALIO: C'est cela.

ROSA MAYO: Vous auriez sans doute mieux fait de lui apporter une couronne mortuaire...

EULALIO: Ce n'est pas possible!

ROSA MAYO: Qui êtes-vous?

EULALIO: C'est donc vrai qu'elle est morte?

ROSA MAYO: Ils en seraient tous bien contents! Mais Rosa Mayo est vivante. Est-ce que c'est clair? Ecoutez-moi bien, livreur anonyme d'oeillets... Elle est bien vivante!

EULALIO: C'est vrai? Mais c'est merveilleux! Elle est vivante! C'est fabuleux! Ha! Ha! Ha! Rosa... est vivante. Ha! Ha! Ha! (Sauts de joie) Elle est vivante! Youpi! Ha! Ha! Ha! (Il fredonne un air de La Bohème. Puis rougissant, il s'arrête, pétrifié) Excusez-moi. Excusez-moi... Mais je n'ai pas pu m'en empêcher... Il ramasse son chapeau qu'il avait jeté en l'air. Où est-elle? Où est Rosa Mayo?

ROSA MAYO: Où est-elle?

EULALIO: Oui.

ROSA MAYO: Vous n'avez donc pas d'yeux, espèce d'imbécile?

EULALIO: Vous!.... Vous!..... (Il recule, effrayé). Mais enfin, quelle blague! (Il l'observe anxieusement) Non. Ce n'est pas possible! Vous, Rosa?... Je la connais trop bien!

ROSA MAYO: Ah bon?

EULALIO: Non (Pause). Elle... c'est autre chose (Pause) Elle avait des yeux qui étaient de vrais flambeaux (Pause). Madame, savez-vous que j'ai une malle remplie de poèmes dédiés à ses yeux couleur d'océan? Alors, trêve de plaisanteries... (Pause) Au revoir! (Il reste sur place) Et ses cheveux... Vous avez déjà vu un champ de blé à la lumière des étoiles? Eh bien, c'était ça, les cheveux de la belle Rosa... Bon, je m'en vais! (Il reste sur place). Et son corps? Son corps était comparable au charme d'un cygne.... (Pause). Alors, ne venez pas me raconter des histoires et... (Pause) Et sa voix? Vous voulez savoir comment était sa voix? Sur l'octave finale, eh bien... tout simplement exceptionnelle! Elle fut tête d'affiche avec les plus grandes basses et les plus grands ténors... personne n'a fait mieux qu'elle, interprétant Lise dans la Dame de Pique... Et dans le rôle de Desdémone? Et dans le rôle de Mimi? (Pause). J'en sais quelque chose.... (Pause) Vous êtes Rosa Mayo! (Très pâle) Vous êtes... Rosa... Mayo.

ROSA MAYO: Votre visage me dit quelque chose.... Vous ne travaillez pas pour le magazine Interviu, par hasard? Non, bien sûr. Ou alors, vous êtes le correspondant du New York Times? Non, vous n'avez pas l'air yankee (Euphorique) Ne seriez-vous pas plutôt de Paris-Match? Non, vous n'en avez vraiment pas l'air... (Pause) D'un journal de Madrid? Peut-être... Vous avez tout à fait le type espagnol (Soupirs). J'aurais quand même préféré un représentant du New-York Times... J'ai de si bons souvenirs du Metropolitan...

EULALIO: Je m'appelle... Eulalio. Voilà. Eulalio.

ROSA MAYO: Si c'est la presse du coeur qui vous envoie... ma vie privée n'est pas à vendre...

EULALIO: Je suis un employé des Chemins de Fers à la retraite.

ROSA MAYO: Employé des Chemins de Fers? Et quel est le rapport avec...?

EULALIO: Bien sûr, ce n'était pas vraiment ce que j'aurais souhaité faire... (Pause) Personne ne vient au monde avec cette idée en tête... (Pause). Moi aussi j'ai été chanteur, j'étais cover, voyez-vous, toujours prêt à remplacer une tête d'affiche s'il lui arrivait quelque chose... Enfin! (Soupirs) Je n'avais pas l'âme d'un remplaçant, vous comprenez... toujours embauché pour ne pas chanter, pour rester dans l'ombre, et mon rêve, c'était de monter sur les planches.... (Soupirs) Et comme j'aimais les trains ... j'ai décidé d'être chef de gare... même si c'était pour aller m'enterrer dans un trou (Pause) Vous imaginez? Voir surgir la file de wagons avec la locomotive en tête, sifflant comme un vaisseau spatial... Et puis... et puis... vous m'imaginez avec l'uniforme et la casquette rouge... levant le drapeau.... autorisant le départ de ce coursier de fer qui rugit et vole comme un...

ROSA MAYO: Un cover! Moi qui croyais que c'était un journaliste!

EULALIO: Je...j'aurais voulu chanter à vos côtés... être votre partenaire... (Soupirs) Une utopie, je sais... (Pause) Dans mes rêves je figurais en tête d'affiche avec Rosa Mayo et... Bah! Qu'est-ce que ça peut bien faire?.... (Pause) Vous me croyez? C'était moi qui applaudissait le plus fort lors de vos apparitions sur scène... (Pause) Parfois je m'endormais dans le fauteuil.... juste un petit moment... Mais je ne partais jamais avant que le rideau ne tombe une dernière fois... A cette époque-là j'allais souvent frapper à la porte de votre loge, un bouquet de marguerites à la main... (Pause) Vous ne vous souvenez vraiment pas de moi?

ROSA MAYO: Allez-vous en! (Elle s'achemine vers la loge. Eulalio la suit)

EULALIO: Faites un petit effort de mémoire, s'il vous plaît... Vous ne vous souvenez pas du jeune homme aux marguerites que vos gorilles rossaient presque systématiquement? euh,... vos gardes du corps... enfin... j'ai voulu dire... vos amis...

ROSA MAYO: Je commence à perdre patience.

EULALIO: Madame, rappelez-vous, il le faut. Je vous ai envoyé plus de lettres d'amour que quiconque. J'ai même essayé de vous joindre au téléphone dans tous les grands théâtres lyriques qui s'émerveillaient de votre voix... J'ai dépensé toutes mes économies!

(Il retourne les poches de son pantalon)

ROSA MAYO: Est-ce que l'on peut savoir d'où vous sortez? De quelle cage de fous vous vous êtes échappé?

EULALIO: Un jour... un jour...j'ai composé un poème pour vous: je vous appelais Fleur d'avant-scène et, moi, j'étais votre beau "valet de nuit". Vous n'avez vraiment pas lu ces vers?

ROSA MAYO: Adieu!

EULALIO: Un instant! (Pause) Rappelez-vous ce madrigal qui disait: Amour pantomimique auquel je ne saurai renoncer...

ROSA MAYO: Adieu!

EULALIO: Attendez! Vous ne pouvez pas avoir oublié ce vers: Dans un rêve de violoncelles un homme du rail rencontre sa Dulcinée...

(Eulalio bafouille et se dirige vers la porte; Rosa Mayo devient toute pâle, court vers lui et l'oblige à se retourner.)

ROSA MAYO: Vous!

(Eulalio, tête basse, acquiesce.)

ROSA MAYO: Vous? (Pause) C'est bien vous? (Confuse) Mais pourquoi ne m'avez-vous rien dit?

(Eulalio hausse les épaules)

ROSA MAYO: Le sempiternel homme aux marguerites!

EULALIO: C'était les fleurs les moins chères... Mais la fleuriste me vendait toujours les plus pimpantes et les plus odorantes (Pause) Et... les oeillets... rouges....? Hein? Chaque oeillet... me coûtait...

ROSA MAYO: Le fanatique aux oeillets rouges!

EULALIO: Et les lettres? hein? il y en avait qui volaient vers la boîte à lettres sur les ailes de l'inspiration...

ROSA MAYO: L'homme aux missives!

EULALIO: (d'une voix rauque) Vous êtes encore belle.

(Rosa Mayo esquisse un geste d'autocompassion).

EULALIO: Vous êtes aujourd'hui une fleur...

ROSA MAYO: Je ne suis plus une fleur.

EULALIO: Comment dire? Vous êtes la fleur de l'expérience. Et vous brillez d'une façon...

ROSA MAYO: Rosa Mayo a cessé de briller.

EULALIO: Vous vous trompez. Il y a un éclat inédit dans cette fleur... L'éclat qu'une vie intense donne à....

ROSA MAYO: Arrêtez vos mensonges!

EULALIO: Vous... me... plaisez... encore.

(Rosa Mayo ne sait que faire de ses mains.)

EULALIO: C'est vrai.

ROSA MAYO: Donnez-moi votre main...

(Eulalio tend sa main; elle la caresse)

EULALIO: Les voisins pourraient penser que... (Pause) Je ne voudrais pas ternir votre réputation...

ROSA MAYO: Mieux vaudrait entrer...

(L'intérieur glacial impressionne Eulalio: un salon rempli d'humidificateurs, avec un piano dans un coin. Plus loin une chaîne de haute fidélité, moderne, qui contraste avec un vieux gramophone. Des partitions, des disques et des cassettes sont éparpillés dans toute la pièce.)

EULALIO: Vous avez là un joli petit appartement... ancien... classique... avec un certain style.

ROSA MAYO: Asseyons-nous.

(Ils prennent place autour d'une table ronde recouverte d'un tissu aux couleurs ocres)

EULALIO: Ce sont des vieux murs.... C'est déjà beaucoup, n'est-ce pas?

ROSA MAYO: Vous disiez...

EULALIO: Pour cette console, dans une vente aux enchères on vous donnerait... au moins...

ROSA MAYO: Est-ce que par hasard vous ne seriez pas venu pour...

(Elle a un début de crise d'asthme et se met à tousser. Puis elle cherche une bouteille de cognac qu'elle boit d'un trait et sourit).

EULALIO: C'est une bonne marque, non?

ROSA MAYO: Le meilleur des médicaments...

(Pause. Ils se regardent intensément et pendant un instant un courant de tendresse les unit)

EULALIO: Euh.. la raison de ma visite... était de...

ROSA MAYO: Chercher du travail?

EULALIO: Du travail? Moi? (Pause) Comment avez-vous deviné?

ROSA MAYO: Vous venez de dire que vous aviez été cover, vous connaissez donc ce milieu... (Elle le regarde sans ciller). Et vous prétendez donc travailler pour Rosa Mayo.

(Eulalio baisse la tête)

ROSA MAYO: Ne croyez pas que c'est si simple....

EULALIO: Je ne l'ai jamais cru.

ROSA MAYO: Travailler pour Rosa Mayo vous rend célèbre, vous jouissez d'un grand prestige, et vous avez même droit à quelques entrefilets dans Le Monde...

(Eulalio sort sa pipe, puis hésite)

ROSA MAYO: Je vous en prie.

EULALIO: (allumant sa pipe) Merci.

ROSA MAYO: Eh bien, vous avez remplacé des grandes voix et vous avez essayé de rentabiliser les trains, mais savez-vous faire autre chose?
EULALIO: Disons que... je suis très adroit dans le maniement des ciseaux... Je découpe des articles de presse et des photos mieux que personne... Depuis le temps que je le fais, vous savez...

ROSA MAYO: (Elle tousse et se ressert du cognac) Et pourquoi aurais-je besoin d'un type qui...?

EULALIO: Je ne sais pas.

ROSA MAYO: Avez-vous du flair pour les relations publiques? Celui qui s'en occupait avant, je l'ai mis dehors... (Pause) Vous sauriez défendre les intérêts de Rosa Mayo?

EULALIO: De toutes mes forces.

ROSA MAYO: Et vos points faibles? ... un petit joint par ci, un petit shoot par là, et puis les femmes, l'alcool, la roulette...

EULALIO: (il fait non de la tête)

ROSA MAYO: Vous êtes toujours passionné d'opéra?

EULALIO: (Il acquiesce et ferme les yeux)

(Rosa Mayo se dresse, va vers la chaîne de haute fidélité et met un disque. On entend un autre passage de "Carmen".)

ROSA MAYO: Ça vous donne encore la chair de poule d'entendre cela?

EULALIO: Bien entendu.

ROSA MAYO: Eh bien... vous voilà manager de Rosa Mayo.

EULALIO: (Avalant sa salive) Est-ce bien vrai?

ROSA MAYO: Je n'ai pas l'habitude de parler dans le vide...

EULALIO: Oui, je saisis, je comprends. Je me rends compte.

ROSA MAYO: Allons, vite. Que l'on organise mon retour. Si besoin est, que l'on affrête un vol charter. Je veux une centaine d'instrumentistes, et puis une centaine de choristes et autant de techniciens... Ah! et choisissez avec soin mon partenaire...

(Eulalio pâlit. Il ne sait que faire et, la tête basse, il se dirige vers la porte.)

ROSA MAYO: Attendez! N'oubliez pas les démarches auprès d'une multinationale du disque; il faut que je me remette à jour. Il faut que je recommence à enregistrer, le timbre de ma voix est à nouveau ce qu'il était...

EULALIO: Mais...

ROSA MAYO: Attendez! Auparavant ...nous devons boire à la prospérité de notre union artistique et professionnelle...

(Elle se lève et revient avec une bouteille et des verres.)

ROSA MAYO: Vous pouvez la déboucher. C'est la dernière bouteille de champagne qui reste.

EULALIO: (avec frénésie) Allons-y pour le champagne!

(Le bouchon saute)

ROSA MAYO: Pour Rosa Mayo et son nouveau manager!

EULALIO: Tchin! Tchin!

ROSA MAYO: C'est la bouteille d'un ancien admirateur, le marquis de je ne sais plus quoi... Pas n'importe qui...

EULALIO: Et vous avez gardé la bouteille jusqu'à aujourd'hui?

ROSA MAYO: Eh oui, je suis comme ça.

(Ils boivent)

EULALIO: Hum... Une bouteille légendaire... une vieille bouteille...

ROSA MAYO: Allez fureter dans le monde de l'opéra et ramenez-moi ce qu'il y a de mieux...

EULALIO: A l'abordage!

(Eulalio sort comme un éclair et revient)

EULALIO: Où... dois-je aller... pour obtenir...des... contrats?

ROSA MAYO: C'est à moi que vous posez la question? Du vent, espèce d'âne bâté!

EULALIO: Excusez-moi (Il tourne son chapeau entre ses doigts) C'est... l'émotion. Tout le monde n'a pas l'honneur de représenter...

ROSA MAYO: Dépêchez-vous! Il est urgent que le monde entier entende chanter Rosa Mayo....

EULALIO: Je ne vous décevrai pas, madame! Promis!

(Eulalio fait le geste. Obscurité. Gazouillis d'oiseaux. Ambiance de jardin public. Eulalio, engoncé dans un manteau, une écharpe autour du cou, jette des grains de riz aux pigeons.

EULALIO: Du riz... du bon riz... Bon sang! Mais où donc faut-il aller fourrer son nez pour décrocher un contrat pour Rosa Mayo? Petits... Petits... Tu parles d'un labyrinthe! Du riz... du bon riz de première qualité... C'est bien fait pour toi, car tu te mêles des affaires des autres... Pauvre imbécile... Et cette soprano qui délire et qui ne réclame rien d'autre qu'un vol charter au grand complet!... Petits! Petits! Où êtes-vous allés voleter aujourd'hui?

(Eulalio répand le riz; puis, un peu déprimé il s'asseoit sur un banc. Le pépiement des oiseaux s'accroît. Eulalio essaie de se secouer en se donnant des gifles, mais il s'arrête aussitôt. Des lumières clignotent. Les projecteurs sont braqués sur Eulalio. On entend ses réflexions.)

EULALIO: (voix off) Et tout cela... parce que tu es un moins que rien .... (Expression faciale de désaccord) Tu as jeté ta vocation par dessus bord (Geste de circonstance) Etre cover, remplaçant, n'est-ce pas là le meilleur moyen pour qu'un chanteur de talent puisse se faire connaître? (Air boudeur) Imbécile! Etre aussitôt chanteur en titre ou alors gratte-papier entre quatre murs... C'est là toute ta matière grise? Devenir une des stars de Wagner ou alors rien du tout...? (Geste de négation) Mais enfin, qui es-tu? (Air songeur) Ce n'est pas vrai... Je suis le fan numéro un d'une soprano légendaire... Et être le premier dans cette société compétitive, dans cette jungle pleine de fauves... cela relève de l'épopée, n'est-ce pas? (Air euphorique) Non, tu te trompes. (Air contrarié) Non, je ne me trompe pas: en cette époque de télévision par câble tout le monde ne peut pas se vanter d'être le Premier (Air heureux)... Toi...le premier? Ha! Ha! (Pause) Bon, d'accord, je ne suis sûrement pas le numéro un de la scène lyrique, ni du monde des idées, ni de la science, cependant... (il sourit) pour ce qui est des spectateurs d'une chanteuse qui a marqué son temps, qu'on le veuille ou non, je suis le Numéro Un! (Il sourit, satisfait) Voudrais-tu dire par là que, toi le réconfort des perdants, tu as cessé maintenant d'errer sans but? (Il oscile de la tête pour confirmer). Que maintenant tu peux te vanter d'avoir trouvé ton chemin, ton idée, ta raison d'être? Aurais-tu l'audace de claironner que tu n'es plus au nombre de ceux qui ignorent pourquoi ils sont nés, pourquoi ils ont grandi et copulé, et pourquoi ils se sont perdus? .... (Eulalio fait oui de la tête) Décidement on ne peut pas bavarder avec toi. (Air inexpressif) N'insiste pas! Tu n'es, au grand maximum, qu'un simple dilettante qui s'intéresse passionément à l'héroïne idéale de Bizet, et rien d'autre (Air rancunier) D'accord. Tu as toujours été assis au premier rang. Tu n'as jamais manqué un seul spectacle de cet arc-en-ciel... Tu en sais plus qu'elle sur elle-même... Et alors?... Est-ce qu'elle t'aime? (On entend un violon) Réponds! Est-ce qu'elle t'aime? (Air platonique) Est-ce que tu crois... qu'elle t'aimera un jour? Un jour... mais quand? (Haussement d'épaules) Mais tu es sûr qu'elle t'aimera un jour? (Il est séduit par cette idée) Décidément, avec toi toute discussion est impossible.

(Obscurité. On entend en sourdine un air d'opéra. Les projecteurs suivent Rosa Mayo qui entre dans le petit appartement d'Eulalio. Elle clignote des yeux en voyant les murs couverts de photos d'elle. En proie à l'excitation, elle feuillette les revues et les journaux entassés un peu partout. Très tendue, elle est prise d'une crise d'asthme, étouffe, tousse et s'écroule sur le lit. Lorsque la crise cesse, elle parcourt dans tous les sens ce musée chaotique, reflet de sa splendeur passée. Peu après, derrière elle, apparaît Eulalio, cadavérique, traînant les pieds, et en colère).

EULALIO: Qui vous a permis de fouiller dans mes affaires?

ROSA MAYO: Ah! C'est vous...! ... C'est toi!

(Elle arrête la musique)

EULALIO: Quel est le juge qui vous a autorisé à perquisitionner ma demeure?

ROSA MAYO: Mon amour!

(Elle entoure de ses bras le cou d'Eulalio, et le couvre de baisers)

EULALIO: Vous n'aviez pas le droit... Pas le droit....

ROSA MAYO: Oh! Mon beau spectateur, mon prince!... Mon beau valet de nuit... Mon cher inconnu qui m'adore sans m'avoir jamais vu...

EULALIO: Vous n'auriez pas dû me faire ça!

ROSA MAYO: (s'asseyant à côté de lui) Mais... Quel mal y a-t-il à vouloir connaître ton nid? (Pause) Tu m'as donc tant aimé (Silence) Tellement aimé? (Silence) Si passionnément? (Silence) Si limpidement? (Silence) Mon Dieu! Je crois...que je vais m'évanouir... (Elle se redresse et s'appuie sur le mur contre une affiche où elle apparaît, splendide) J'avais ... l'amant idéal... et je ne le savais pas.... (Pause) J'ai été la Dulcinée la plus adorée de la terre et je ne m'en doutais même pas... (Pause) J'ai été la proie de la solitude ... croyant n'intéresser personne ... et pendant ce temps-là un être éthéré me construisait un musée (Elle pousse un gémissement) Pourquoi ne m'avoir rien dit, grand sot? (Agressive et histérique) Pourquoi n'as-tu pas hurlé au monde entier que Rosa Mayo ... était l'être le plus violemment aimé de l'univers? (Frappant et griffant l'ancienne affiche du Liceo, au point de la déchirer) Pourquoi? Pourquoi?

EULALIO: Mais... j'ai passé ... toute ma vie... à écrire des lettres d'amour.

ROSA MAYO: Ecrire. Ecrire. Qui a assez de temps dans ce monde dégoûtant pour lire de flambantes déclarations d'amour? Est-ce que tu crois que nous sommes George Sand et Chopin? Le romantisme est un mirage du passé, et aujourd'hui, espèce de taré, il y a des miroirs en orbite qui, la nuit, éclairent la terre. Dis donc, fumiste, tu sais qu'on fabrique des bombes comme des petits pains? (Elle se regarde dans un petit miroir de poche pour essuyer ses larmes) Non, mon petit employé des chemins de fer, non. Tu étais la stupidité même. Tu as tout râté!

EULALIO: Moi? Tout râté? Comment ça? Comment pouvez-vous dire que...?

(Sur le visage de Rosa Mayo coulent de grosses larmes)

EULALIO: Mais pendant les représentations vous n'aviez donc pas... d'yeux pour remarquer un petit homme... toujours assis au premier rang...? Vous ne pouviez donc pas accorder une seule minute de votre vie pour voir un modeste fonctionnaire qui vous apportait un bouquet de marguerites ou un oeillet rouge...?

ROSA MAYO: Non! Tu entends? Non, Je n'avais pas d'yeux... Je ne pouvais pas faire la différence entre tous ces fanatiques qui me poursuivaient et me submergeaient...! (Pause) Si en ce temps-là tu m'aimais vraiment... tu aurais dû me le faire savoir à coups de canons... C'était là ton devoir! Ton foutu devoir d'amoureux...

(Elle est prise d'une crise d'asthme. Elle tousse et, les yeux fiévreux, cherche une bouteille)

ROSA MAYO: Je veux boire un verre! Vite!

EULALIO: (Décontenancé) Il y a une bouteille de lait dans la cuisine...

ROSA MAYO: Du lait? Fils de...! Donne-moi quelque chose de fort! Et dépêche-toi!

EULALIO: Quelque chose de fort? Ah bon! (Pause) Il doit y avoir quelque part par là une bouteille d'anis... (Pause) Pour les rhumes...

ROSA MAYO: Dépêche-toi, voyons!

(Eulalio va dans la cuisine, et il en ressort un verre d'anis à la main. Rosa Mayo attrape le verre, qu'elle boit d'un trait)

EULALIO: Doucement.... pas si vite.

ROSA MAYO: Encore.... J'en veux encore.

EULALIO: Voilà... Mais... vous ne devriez pas boire comme ça...

ROSA MAYO: Tu te rends compte? Tu réalises? Tu n'as pas eu assez de tripes pour me séduire.

EULALIO: Je ne suis pas un fauve qu'on aurait lâché... (Pause) Je suis un citoyen paisible... C'est cela! Un homme attentionné. Et je respecte les frustrations, les échecs...

ROSA MAYO: Fonctionnaire de merde! (Elle se sert elle-même un verre d'anis) L'univers n'a pas d'âme... Il faut tuer pour s'en sortir. C'est la jungle de la consommation, espèce de pigmée! Tu n'as pas encore pigé? (Pause) Oui, mon amour. Tu aurais dû hurler: j'aime Rosa Mayo. J'aime Rosa Mayo. Et je l'adore parce qu'elle est un rêve d'opéra, parce que c'est l'ange des arias. Et j'exige qu'elle soit mienne! Avant que les pattes d'oies, les rhumatismes et la ménopause ne l'emportent au diable...

(Silence gêné)

EULALIO: J'ai souvent .... essayé. Que dis-je souvent? Des centaines de fois! Je vous l'ai déjà dit. J'ai passé toute ma vie à fureter dans les hôtels, les aéroports, les loges d'artistes... mais... mais... vos gorilles m'ont toujours reçu comme un chien dans un jeu de quilles.

ROSA MAYO: Et tu te laissais tabasser par mes gardes du corps, hein? espèce de nain masochiste!

EULALIO: Mais qu'est-ce que... qu'est-ce que je pouvais faire. Ils étaient bien plus grands que moi, et ils avaient fait du karaté ou un sport dans ce genre... (Pause) En tout cas, ce que je peux dire c'est que j'étais un homme bien tranquille et que j'ai abandonné l'opéra, oui, moi, un homme hypersensible avec un salaire fixe tous les mois...

ROSA MAYO: Je n'en ai rien à foutre des grands dadais à salaire fixe!

(Au milieu d'un profond silence, ils se regardent droit dans les yeux et essaient de retrouver un peu de sérénité. Eulalio sourit, plus humain; elle accepte ce sourire et lui le rend.)

ROSA MAYO: Je suppose que tu as sans doute une musique de fond appropriée pour ce... musée.

EULALIO: Laquelle veux-tu? Ou plutôt qui veux-tu entendre?

ROSA MAYO: Je crois qu'un peu de Tchaikowsky ... mettrait un peu d'ordre dans ma tête.

EULALIO: Vous... vous parlez sérieusement. Je... Je... C'est l'un de mes compositeurs préférés...

ROSA MAYO: Ah bon? Tiens donc. Et qu'est-ce que tu as de Tchaikowsky?

EULALIO: (Cherchant dans une pile de vieux disques) Voilà. Voyons voir... (Il lit) Fantaisie de Roméo et Juliette.

ROSA MAYO: C'est bien vrai? Roméo et Juliette? (Pause) Un Roméo sans dents et avec un salaire fixe... Et une Juliette sans orchestre et sans scène...

EULALIO: J'ai presque tous ses grands chefs-oeuvres... Mimi, Desdémone, Tatiana, Lise...

ROSA MAYO: Carmen, encore Carmen...

(La scène s'assombrit, et dans la pénombre se détachent leurs silhouettes, assises au bord du lit, les mains enlacées, alors qu'un air de Carmen se fait entendre. Mais l'intimité est soudainement rompue par Rosa Mayo, qui se ronge les ongles, et les lumières s'allument.)

ROSA MAYO: Et qu'est-ce que tu as fait après avoir renoncé à être cover? Après t'être tourné vers les chemins de fer et t'être entiché de l'âme d'une chanteuse?

EULALIO: Et bien... je... je... faisais de la décoration. C'est cela. De la décoration.

ROSA MAYO: Dans le musée de Rosa Mayo, non? (Pause) Et pendant combien de temps, monsieur le décorateur de rêves?

EULALIO: Et bien... Pour être exact... (Il sort un petit carnet) J'ai noté ici... toutes les années, tous les mois et les jours...

ROSA MAYO: (sifflant d'admiration) Voyez-moi ce beau spécimen (Il manifeste son désaccord) Si, si, un magnifique spécimen... sorti d'un livret étrange... (Pause) Dis donc, ce que tu peux être bizarre, quand même (Un silence) Personne .... ne te l'avait jamais dit? (Eulalio fait non de la tête) Je suppose que tu as sans doute d'autres loisirs pour ne pas finir dans un asile de lunatiques...

EULALIO: Je vais au jardin public. Je regarde des pigeons.

ROSA MAYO: Des pigeons?

EULALIO: Pourquoi n'arrêtez-vous pas de tourner en rond? Vous allez...

ROSA MAYO: Des pigeons!

EULALIO: C'est une honte... (Pause) Vous voulez savoir un secret? Il n'y a pas de budget municipal pour nourrir les pigeons de nos jardins publics. Quel manque de responsabilité! On compte sur la générosité des passants... Et si un jour on oubliait de leur emporter du riz? Qu'est-ce qui se passerait?

ROSA MAYO: Arrêtez avec vos pigeons.

EULALIO: Je vais vous le dire: la ville n'aurait plus de pigeons. Vous imaginez ce que serait une ville sans pigeons? Impossible. Une ville sans pigeons ou sans oiseaux ce serait comme ... comme une mer sans mouettes ni poissons. Ou comme...

ROSA MAYO: Arrêtez avec vos pigeons...

EULALIO: L'image d'un pigeon en plein vol ou le chant d'un oiseau peut sauver une personne dans un moment de...

ROSA MAYO: Arrête avec tes pigeons!

(Silence)

ROSA MAYO: Vous... (transfigurée) Vous ne les oubliez donc jamais...

EULALIO: Je fais ce que je peux (Pause) J'aime aller dans mon lit pour rêver, la conscience tranquille...

ROSA MAYO: (Elle s'asseoit près de lui) Rosa Mayo... t'a souvent blessé, n'est-ce pas? (Il fait non de la tête) Est-ce que... tu me pardonnes? (Eulalio se détourne. On entend toujours Roméo et Juliette comme musique de fond.) Allez, mon petit, ne reste pas là comme une pierre à côté de ta Juliette. (Elle caresse sa main) Ainsi, tu m'as toujours aimée? En silence, à distance, dans l'anonymat le plus complet... (Eulalio serre les dents) Mais je n'ai jamais rien fait qui... (Il hausse les épaules) Dis-moi, est-ce que je t'ai envoyé des photos? (Eulalio, signale du doigt une photographie sur le mur) Une seule? Comment! Comment est-il possible que...? Je prenais pourtant grand soin du courrier! J'ai dû te faire envoyer au moins un wagon de photos dédicacées... Il faut me croire! (Pause) Quelqu'un a dû les voler!... Salauds... Oui, salauds! Rosa Mayo avait un coeur grand comme la cathédrale de Tolède et offrait des photos à tous ceux qui déclaraient l'adorer... (Pause) J'avais même un secrétaire particulier qui notait tous les envois sur mon agenda... (Pause) Je m'en souviens point par point! Tel et tel jour... une photo dédicacée, pour l'employé des chemins de fer... (Silence) Tu peux me croire... Elles étaient envoyées par courrier urgent... Et les photos étaient en couleur... (Silence) C'est vrai, tu me crois? (Pause) Non, tu as raison. Je ne suis qu'une machine à mensonges! (Pause) Mais tout cela se répare sur le champ... Je vais...

(Elle cherche nerveusement dans son sac, et vide sur le lit les objets qui se trouvent à l'intérieur)

ROSA MAYO: Tiens! Une photo pour toi... Et cette autre aussi! Et encore celle-là... et puis celle-là. Et celle-là qui est si jolie! Tiens! Elles sont toutes pour toi... et pour toujours... Hein? tu vas les refuser? Refuser les photos que te donne Rosa Mayo? C'est le comble de l'ingratitude! (Elle réfléchit) Ah, oui. Je comprends. Tu voudrais que je te les dédicace de ma propre main. Tu fais le malin! Tu es drôlement roublard! Tu es un admirateur professionnel... Bien sûr, tu n'as pas l'ombre d'un amateur! Tu as fait de l'admiration un art, peut-être même une science... (Pause) Bon, la signorina Rosa va te faire plaisir. .. (Elle croise les jambes et gribouille quelque chose au dos des photos) A mon admirateur inconditionnel... Non! Ce n'est pas assez personnel... (Pause) A mon adonis, admirateur fidèle... Non! A mon illustre et fidèle chevalier servant. Non! A mon... Enfin, pourquoi ne m'aides-tu pas au lieu de jouer à faire le muet?

EULALIO: Plus tard...

ROSA MAYO: Quelle merveilleuse réplique: Plus tard...

(Elle pâlit et tousse)

EULALIO: Rosa!

ROSA MAYO: (Comme si elle étouffait) De l'eau! S'il te plaît, de l'eau!

(Spasmes)

EULALIO: De l'eau? ... Attends, j'arrive!

(Eulalio revient avec un verre. Elle se met une pilule dans la bouche et boit l'eau à petites gorgées)

EULALIO: Tu as très mauvaise mine. (Pause) Je vais téléphoner au médecin.

(Il va vers le téléphone.)

ROSA MAYO: Viens à côté de moi, viens tout près, je t'en prie...

EULALIO: Mais le médecin...

ROSA MAYO: Les médecins...(Elle tousse et s'étouffe) n'y comprennent rien...

EULALIO: Bien entendu.

(Les lumières clignotent. Le buste de Rosa Mayo ploie sous les spasmes. Eulalio lui tient les mains. Un silence. Elle se dresse brusquement)

ROSA MAYO: Il faut que j'aille à la banque chercher de l'argent... (Pause) J'ai encore le temps d'y aller...

EULALIO: Mais tu n'es pas en état... Et les gens pourraient...
ROSA MAYO: Ne t'inquiète pas, mon ange, je sais prendre soin de moi.

(Tandis qu'un air d'opéra se fait entendre, Eulalio, ébahi, regarde Rosa enfiler un long manteau démodé, se coiffer d'un chapeau qui cache en partie son visage et mettre des lunettes aux verres fumés. Comme elle se sent observée, elle sourit telle une adolescente intimidée. Elle sort. Eulalio, les mains dans les poches, déambule dans son musée. La lumière s'éteint progressivement. Plus tard une lumière zénithale est braquée sur Eulalio, qui est au téléphone dans l'appartement de Rosa Mayo.)

EULALIO: Mais enfin, écoutez-moi! ... Je vous ai déjà dit qu'il ne faut pas se laisser impressionner par les ragots de certains journaux... (Pause) Comment? Bien entendu... Ses conseillers juridiques demanderont une rectification de cette vague d'inepties... Non... (Pause) Bien évidemment je ne partage pas du tout cet avis... (Pause) Je vous répète, monsieur, qu'une personne du prestige de Rosa Mayo ne peut pas s'évaporer des temples de l'opéra sans laisser de traces... Mais, non! Ce ne sont pas des phrases toutes faites! Dites... Dites... Le temps? Qui a abîmé sa voix? Les aigus, elle les maîtrise comme avant, et les graves sont toujours aussi majestueux... elle est identique à elle-même (Pause) En tout cas, on ne peut pas mettre au rebut une voix qui séduisait les meilleurs chefs d'orchestre, ni consentir que le fleuve de l'oubli l'emporte... Comment? Quand donc? Ne soyez pas stupide! (regards furtifs vers la porte) Mettons que... que la voix de Rosa Mayo soit toujours vivante dans le coeur de ... mettons cinquante pour cent de son public... Vous imaginez... Faites vos comptes, alignez les chiffres... (Regards furtifs vers la porte) Comment ça, vous ne pouvez pas maintenant? Et bien, lorsque vous en aurez le temps ... passez un coup de fil et demandez Eulalio, le seul et vrai représentant artistique de Rosa Mayo.

(Il raccroche, en sueur. Sur le seuil, apparaît la silhouette de la soprano)

EULALIO: Déjà de retour?

ROSA MAYO: (jetant le chapeau et le manteau sur un porte-manteau) Les misérables! Me faire ça à moi. J'en ai eu le souffle coupé, moi qui n'avais jamais eu de problèmes de respiration... Qu'est-ce qui serait arrivé alors à... Cela ne m'est arrivé qu'une seule fois, dans Rigoletto. J'ai raté une note et le public ne s'en est même pas aperçu... (Elle se sert un verre de cognac) Oser brailler que mon compte en banque... (Elle boit) Rosa Mayo n'a jamais vécu cet enfer... (Elle boit) Tu imagines, toute une foule en train de me regarder avec une étrange familiarité... Et comme je réclamais, cet être primitif ose dire que mon solde ne correspond pas à.... (Elle boit) Tu crois qu'on m'a reconnu?

EULALIO: (allumant sa pipe) N'y pense plus.

ROSA MAYO: Je me vengerai... (Pause) Je ferais en sorte que ce rat de guichet se traîne à mes pieds comme un vulgaire scarabée... Personne ne peut m'humilier de la sorte... Personne.

(Elle sort un emballage humide)

EULALIO: Tu es allé faire des courses? Qu'est-ce que c'est?

ROSA MAYO: Occupe-toi donc de ce... (Pause) Bref! Je m'en fous!

(Elle ouvre une fenêtre qui donne sur une cour intérieure, et y jette le contenu de l'emballage, tandis qu'elle appelle les chats.)

EULALIO: Des sardines!

ROSA MAYO: Ne soyez pas si avides! Il y en a pour tout le monde... Maman-Rosa a acheté du poisson tout frais... Oui, oui. Une flotte de bateaux de pêche qui ont mon portrait en proue... est partie en mer pour apporter à mes petits chats... (En colère) Non, non. Ça c'est pour le minou blanc... C'est cela. Et cette petite sardine-là pour le siamois... (Histérique) Laissez manger la chatte! Vous ne voyez donc pas qu'elle va mettre bas (Pause) Une autre sardine pour le matou gris foncé.. Ha, ha, ha! Mais ce sont de vrais fauves! On dirait des chats humains... Ha, ha, ha! (Pause) Et, le pauvre petit là, ils ne te laissent que les arêtes. (Pause) Maman-Rosa va t'apporter aujourd'hui aussi ta tasse de lait avec des petits bouts de pain... (Elle secoue une dernière fois l'emballage) Allez, les enfants, le festin est terminé...!

EULALIO: (Ebahi) Je ne savais pas que...

ROSA MAYO: Oh! J'avais complètement oublié de... te présenter... mes... (ils se regardent longuement) Bien. Tu papotais au téléphone, non? (Pause) Une femme...? (Ils continuent à s'observer) Ha, ha, ha! Ce serait spectaculaire... A mon âge.. Tu... tu... tu me tromperais? Ha, ha, ha! Sensationnel! Deux polichinelles dans l'antichambre du chirurgien esthétique ... en train de faire des prouesses érotiques... Ha, ha, ha! (Le regardant de plus près). Mais dis donc, tu as une bouche séduisante, et quelles dents...fausses, bien sûr. Tu as un appareil dentaire, non? Allez, admets-le.

(Eulalio fume en silence)

ROSA MAYO: Voyons voir cette petite bouche si mignonne... (Elle essaie de l'ouvrir) Allez, rat de loge! Fais voir tes canines...

EULALIO: J'échangeais des impressions avec Markos...

ROSA MAYO: (Pâle) Markos, l'imprésario?

EULALIO: Lui-même.

ROSA MAYO: Il est en très bons termes avec les directeurs artistiques, avec les directeurs de programmes. (Pause) Et alors? Ah, oui, bien sûr, il voudrait absolument que je fasse un Rossini et il n'en dort plus... (Elle se sert un verre de cognac et boit par à-coups) J'aurai dû y penser.... (Pause) Ce lynx a toujours du flair... Tout simplement récupérer la plus grande voix de son époque... (L'air grave) Dans quelle salle prévoit-il la première? L'Opéra de Paris peut-être? (En délire) Buvons, dansons...

(Elle remplit de nouveau les verres, et boit)

EULALIO: Voyons, calme-toi.

ROSA MAYO: (Buvant sans relâche) Eh toi, le chasseur d'autographes! Tu crois que Rosa Mayo a perdu son énergie d'enfer? Tu vas voir...

(Elle fait tourner un disque de pop-rock et danse n'importe comment)

ROSA MAYO: Hop! Hop! ... Qu'est-ce que tu en dis? Hop! Hop! Ha! Ha!

(Elle s'approche d'Eulalio; elle ébouriffe ses cheveux, s'éloigne sans cesser de boire et ondule des hanches.)

EULALIO: Ça suffit comme ça!

ROSA MAYO: A vos ordres... (Pause) Et maintenant Rosa, notre vedette volcanique et pétillante, offrira un strip-tease à son amoureux lubrique... Ha, ha! Je vais t'exciter! Ha, ha! Je vais te....

EULALIO: J'ai dit ça suffit!

ROSA MAYO: Et si je te montrais...? Tu te souviens de ma belle poitrine et de mes fesses que tu regardais du coin de l'oeil? (Pause) Et si...? Mais bien sûr! Ce serait une expérience... (Pause) Mais avant... avant... (Elle se dirige vers la coiffeuse) Quelques gouttes de parfum et des vêtements sexy... (Elle enfile une tunique grotesque) Voilà. (Pause) Une lumière douce.... Un peu de pénombre.... (Elle éteint les lumières) Une petite musique douce et rythmée... (Elle met un disque) Mais dansons d'abord...

(On entend une musique romantique. Rosa Mayo attrappe Eulalio et se serre contre lui.)

EULALIO: Mais, voyons...

ROSA MAYO: C'est mon fox-trot préféré (Elle le palpe) Tu es bien bâti, mon amour... (Pause) Tu ne vieillis pas mal du tout... (Elle lui donne des petits baisers) Allez Roméo décide-toi... Ta Juliette est en chaleur comme une lionne...

EULALIO: Tu es saoûle!

ROSA MAYO: Je suis toute à toi... douce et féminine...

EULALIO: Rosa, Rosa!

ROSA MAYO: Nous ferons l'amour... (Elle boit sans lâcher la bouteille) Et ensuite nous aurons droit aux grands titres dans la presse... Deux reliques du passé copulent comme des brutes... Ha, ha, ha! Il ne restera pas un seul exemplaire... Tu verras! Ha, ha, ha!

(Eulalio essaie de l'éviter, mais ils tombent tous deux à terre. Rosa Mayo le chevauche)

ROSA MAYO: (hennissant) Hue, petit cheval, hue! Viens trotter sans gêne dans la région des plaisirs et des délires... Ha, ha, ha! Trotte ma mule dessus ou dessous... Qu'est-ce que ça peut-faire? Ha, ha... dessus ou dessous ce beau spécimen déguisé en vieille tête de mort... Ha, ha!

(Rosa Mayo se relève d'un saut, et commence à enlever ses vêtements)

EULALIO: Qu'est-ce que tu vas faire?

ROSA MAYO: Et maintenant voici la belle Rosa Mayo telle qu'elle était lorsqu'elle venue au monde...
(Eulalio la bouscule et la renverse. Ils luttent. Elle essaie de le mordre et de le gifler; mais Eulalio l'attrape par la cheville, et la traîne par terre dans l'appartement; puis, haletant, il la met sur le lit et l'attache avec une corde.)

ROSA MAYO: Qu'est-ce que tu fais, fumier? Qu'est ce que tu fais à la grande Carmen?

EULALIO: Arrête donc de bouger, bourrique de l'enfer! Laisse-moi souffler, ne serait-ce qu'une seconde...

ROSA MAYO: Non!.. Je peux bouger. (Pause) Je vais appeler la police... C'est cela! Je t'accuserai de sadisme.... Je dirai que tu manigançais de me violer...

(Violons. Un air mélancolique s'empare d'Eulalio, tandis que Rosa Mayo prend une expression de plus en plus rancunière.)

EULALIO: Tu ne comprends donc pas que tu accelères... ton naufrage?

ROSA MAYO: Libère-moi, salopard! Comment oses-tu...?

EULALIO: Il est encore temps de freiner la chute, Rosa Mayo.

ROSA MAYO: Chute? Quelle chute? C'est le mensonge cosmique qui nous entoure qui en est la cause.... Tu comprends, demeuré?

EULALIO: Je ne comprends pas. Je ne comprends vraiment pas comment l'ineffable Rosa....

ROSA MAYO: Ferme-la!

EULALIO: L'une des voix les plus cultivées, les plus sensibles...

ROSA MAYO: Ferme-la!

EULALIO: ...comment elle a pu tomber en chute libre comme une mouette à l'aile cassée.

ROSA MAYO: Ça suffit comme ça!

(Elle esaie en vain de défaire les liens)

EULALIO: Jamais... Jamais je n'ai pu comprendre... (Emu) Je... je suivais tes pas... Je connaissais sur le bout des doigts ton immense répertoire et le nombre de spectacles que tu donnais...

(Petit rire alcoolique)

EULALIO: Je savais, les yeux fermés, à quel endroit du globe tu exhibais ta voix unique... Je mettais même des punaises sur ma mappemonde pour situer le pays, la ville...

(Petit rire alcoolique)

EULALIO: Je me souviens du jour merveilleux où le maire de Rome t'a offert les clés de la ville...

(Petit rire alcoolique)

EULALIO: Jusqu'au jour... où j'ai perdu...toute trace de toi (Pause) Le silence le plus solennel tomba sur Rosa Mayo...

ROSA MAYO: Ordure!

(Elle essaie à nouveau de se libérer)

EULALIO: Pourquoi l'étoile étincelante a-t-elle soudainement cessé d'émettre de la lumière?

ROSA MAYO: Libère-moi, salaud!

EULALIO: Pourquoi le nom le plus prononcé, le visage le plus photographié, l'interview la plus recherchée se sont-ils évaporés sans laisser de trace...?

ROSA MAYO: Je vais te réduire en bouillie, tu piges, vieux débris? Je vais t'écraser comme...

EULALIO: C'est alors que des bruits commencèrent à circuler ... des racontars incroyables que je refusais de croire... (Il montre un article de journal) Comment la rose de la scène lyrique pouvait-elle être en train de se détruire dans le piège facile d'une vie sans mesure... Comment donc?

ROSA MAYO: Donne-moi ce maudit papier, brigand!

EULALIO: Je l'ai pris au hasard, dans l'un de tes albums...

ROSA MAYO: Ne pose plus jamais ton regard immonde sur mes affaires.... Jamais!

EULALIO: Ils ont du t'enfermer dans....

ROSA MAYO: Détache-moi.

EULALIO: Toi. Avoir été dans...
ROSA MAYO: J'y ai été, j'y ai été... Et alors? Hein! Et alors? Si ça me plaisait de m'évader de ces cloaques... Et il se peut que je recommence dans deux minutes... (Elle halète) Cette jungle pleine de scorpions te suce jusqu'à la moelle, tu sais?

EULALIO: Les pigeons du Jardin Public doivent avoir faim...

(Il marche vers la porte)

ROSA MAYO: Ecoute, pygmée sentimental, on ne peut pas devenir une sylphide du bel canto en passant d'un nuage tout bleu à un nuage tout rose... Tu comprends? Il faut parfois sauter parmi des nuages noirs et fuir et oublier.... Et dans mes cauchemars... c'était mes cordes vocales, les garces, qui lâchaient... Je n'avais plus de souffle... et je voyais surgir de partout sur scène des tas de petites jeunottes avec de belles voix. C'était les covers qui voulaient triompher sur-le-champ, comme toi; des petites jeunes qui voulaient devenir des Rosa Mayo! Mais il n'y a qu'une seule et unique Rosa Mayo! Et puis, tu sais, un peu de nirvana en seringue ça aide à surmonter le vide qui détruit... (Pause) Commences-tu à comprendre un peu, un tout petit peu, ton adorable et fantastique Rosa Mayo?

EULALIO: (Voix rauque) J'ai encore besoin d'un peu de temps.

ROSA MAYO: Evidemment.

EULALIO: Tu pourrais.. faire de l'enseignement... tu as beaucoup de choses à apporter.

ROSA MAYO: J'ai toute la vie... (Pause) Tu t'en vas...?

EULALIO: Voir les pigeons.

ROSA MAYO: Tu es... fâché?

(Il fait non de la tête)

ROSA MAYO: Déçu?

EULALIO: (Même geste)

ROSA MAYO: Je ne suis pas la splendide étoile à laquelle tu t'attendais, que tu croyais trouver... Allez, crache-le. Tu t'es tourné vers le ciel pour chercher une étoile... car tu es un homme à étoiles, peut-être même un fouineur d'astres... et... (registre différent) tu t'es trompé.

(Un rictus d'amertume apparaît sur le visage d'Eulalio)
ROSA MAYO: Tu songes... à me quitter?

EULALIO: Aujourd'hui .... j'ai besoin d'aller voir mes pigeons.

(Il sort. Rosa Mayo, en grinçant des dents, essaie de se libérer des liens)

OBSCURITE

DEUXIEME ACTE


(Reprise de l'action de l'acte premier. Eulalio n'a pas eu le courage de la laisser toute seule)

EULALIO: Je...

ROSA MAYO: Je savais bien que tu reviendrais... (Pause) J'ai mal partout...

EULALIO: Comment Rosa Mayo, ce mythe, a-t-elle pu tomber si bas?

ROSA MAYO: (En rage) Qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui?

EULALIO: Si je vais passer avec toi une seconde, un mois ou des années.... le reste de mes jours!, eh bien, j'ai besoin de savoir qui tu es.

ROSA MAYO: Sers-moi un verre de cognac!

EULALIO: Après.

ROSA MAYO: Sale araignée! (Pause) Tu veux tout savoir? Et bien allons-y... La poupette que voilà a vu le jour pour la première fois dans un bazar.... où il n'y avait qu'une seule morale: celle de la compétition. Et la mécanique de cette charmante poupée a été remontée pour jouer à l'âge adulte le rôle de marionnette triomphante, tu saisis? La Grande Voix a dû se démener dans le bazar des échos où, malgré l'espace disponible, il n'y avait de place que pour quelques illuminés, au dire de tous... Toi, tu as été cover, ombre des grands interprètes, n'est-ce pas? (Gémissement) Dans le bazar dont je te parle les falots devaient adopter la morale de l'humiliation, la philosophie de l'exclusion, car le désir d'être sur l'avant de la scène était le ressort qui faisait bouger ces piètres figures. Comprends-tu, espèce d'employé des chemins de fer? (Pause) Le Bazar regorgeait d'oxygène pour respirer, pour vivre. Cependant, chaque marionnette luttait pour acaparer l'univers à elle toute seule. Quel cirque stupide! (Pause) Pourquoi détruire le polichinelle d'à côté alors que nous habitions le même ciel scénique, organisé pour satisfaire les rêves les plus purs de l'opéra (Gémissement) Moi... je n'étais qu'une petite poupée aux longues tresses rêvant à d'autres bazars, pleins de jouets qui auraient ressenti une indicible émotion devant la vraie musique (Gémissement) Mais, tu vois, mes parents-marionnettes berçaient leur petite poupée avec des mélodies enjôleuses: Tu seras la prima-donna, tu seras inimitable, personne ne pourra faire mieux que toi, tu seras le jouet le plus en vue et le plus admiré de la scène lyrique... (Gémissement) Ha, ha, ha! N'est-ce pas fabuleux? Ecoute bien ton papa et ta maman, poupette: il n'y a qu'une seule technique pour devenir la muse des palais de l'opéra: parvenir à une technique irréprochable et balayer tout ce qui pourrait te barrer la route... Est-ce que c'est clair, ma petite polichinelle aux yeux d'océan? C'est clair, oui, très clair! (Elle essuie ses larmes) Et, toi tu es content maintenant, retraité de merde?

EULALIO: (il fait le geste de se lever) Les pigeons m'attendent...

ROSA MAYO: Reste! (Pause) Tu voulais savoir qui était Rosa Mayo, oui ou non? (Pause) Alors, écoute. J'ai accepté de devenir Rosa Mayo, parce qu'on a besoin d'un nom mythique sous les projecteurs... (Pause) Il est vrai que le temps prédateur ne passe pas en vain... Mais je prenais grand soin de mes cordes vocales, je ne forçais jamais ma voix, j'évitais d'attraper des rhumes, je choisissais bien mon répertoire, et il y avait le yoga. Wagner, Verdi et Donizetti pouvaient me rendre éternelle...! (Pause) Personne n'allait pouvoir tordre le cou à l'alouette de la scène lyrique.

EULALIO: Continue! Continue!

(Rosa Mayo cache son visage dans ses mains. Elle sanglote. On entend miauler les chats dans la petite cour intérieure.)

EULALIO: Maintenant je m'en souviens... Il y eut une étape célèbre, une étape de caprices, d'excentricités, d'insolences au beau milieu des répétitions...

ROSA MAYO: Ferme-la!

EULALIO: Eternel oiseau du paradis de l'opéra, ou clairon de Mozart pour quelque temps? Quel dilemme!

ROSA MAYO: Tu es cinglé! J'ai toujours pensé que tu étais cinglé... (Pause) Un paranoïaque grotesque qui se traîne aux pieds des divas!

EULALIO: Oui, mon beau rossignol, tu n'avais plus que deux alternatives, deux voies, deux façons d'agir...

ROSA MAYO: Je t'ai déjà dit de la fermer! Tu m'entends!

EULALIO: Ton éclat devait cesser... Mais tu pouvais encore émettre d'autres lueurs... C'était là la question, le vrai carrefour vital dans la vie de Rosa Mayo.

(Elle se tortille, rouge de colère, sans pouvoir se libérer des liens.)

ROSA MAYO: Et regardez-moi qui en parle! Celui qui n'a pas eu assez de tripes pour aller de l'avant... Tu maudiras le jour où tes yeux de lépreux se sont posés sur moi... Je le jure!

EULALIO: Et Rosa Mayo n'a pas voulu renoncer. Son orgueil a été sa souricière... Tu aurais pu être une survivante de luxe, donner des récitals en accord avec ta voix, donner des leçons magistrales...

ROSA MAYO: (Crachant sur lui) Tu n'es qu'un rat d'égoût!

EULALIO: Tu t'es caché la tête sous l'aile de ton ego, tu t'es fabriqué un autre monde, une autre logique...

(Une violente crise la secoue; elle tousse et s'étouffe à demi. Eulalio la détache prestement)

EULALIO: Rosa! Rosa!

(Elle se dresse comme une somnanbule, et s'asseoit au bord du lit, tête basse. Subitement elle se met à rire et tient Eulalio en joue avec un petit pistolet)

ROSA MAYO: Ha, ha, ha!

EULALIO: Rosa!

ROSA MAYO: Qu'est-ce que tu en dis de mon petit numéro? Alors, oui ou non, suis-je une bête de scène?

EULALIO: C'était.... (Il recule, stupéfait) ... une démonstration.... magnifique... (En sueur) Pendant un moment j'ai cru que tu allais y passer...

ROSA MAYO: Ha, ha, ha! (Pause) Maintenant tu vas voir, monsieur le garde-barrière!

EULALIO: (L'air apeuré) Tu ne vas pas...

ROSA MAYO: Et bien si, vampire aux idées souterraines... je vais te détruire, mais sans vulgarité... (Pause) Rosa Mayo adore l'esthétisme et mon crime sera presque un chef d'oeuvre, tu sais. (Pause) Mais comment exécuter un beau crime? (Pause) Allons, ma petite Rosa, réfléchis, de l'inspiration voyons! Il doit bien y avoir une méthode idéale pour détruire ce scorpion... Et il faut qu'il meure à petit feu, seconde après seconde, que ce soit une agonie par étapes. Tiens-toi tranquille, ma souris! Les mains derrière la tête... Et vite!

EULALIO: (obéissant) Oui...Oui.

ROSA MAYO: Et si je te laissais mourir de soif... Ou plutôt de faim? Rosa Mayo pourrait bientôt avoir un squelette bien à elle pendu dans l'armoire... Mais non, ma colombe! Cherchons quelque chose de plus original, de plus révolutionnaire...

EULALIO: Rosa, ... tu as perdu la tête? Rosa!

ROSA MAYO: Pour l'instant,... allez, dans l'armoire!

EULALIO: Comment?

ROSA MAYO: Fourre-toi dans l'armoire ou alors...

(Elle enlève le cran de sécurité de l'arme. Eulalio, ahuri, s'engouffre dans l'armoire. Rosa Mayo l'enferme à clé.)

EULALIO: Voilà, l'anthropophage de l'inconscient dans la cage!... Ha, ha! Pour combien de temps? Dix jours? Un mois? L'éternité? Ha, ha! Il faut fêter ça!.. Ça n'a pas fait un pli.

(Elle boit de façon histérique; Eulalio cogne sur la porte de l'armoire.)

EULALIO: Rosa, s'il te plaît! Sois raisonnable! Ne fais pas quelque chose que plus tard...

ROSA MAYO: (Elle vide une bouteille) Vile sangsue! Macho exploiteur! Vous avez tous passé toute votre temps à opprimer la femme, à la sous-estimer... (Elle boit) Seules quelques-unes en ont réchappé... Ha, ha! Mais je me vengerai. Ha, ha. (Elle boit) Au nom de la Femme Universelle tu vas expier le mal historique que vous avez fait subir à ce sexe faible aliéné. Ha, ha! (Elle boit)

EULALIO: Laisse-moi sortir! Je ne peux.. presque plus... respirer et... je fais ...de la claustrophobie.

ROSA MAYO: Eh bien, crèves-en de ta claustrophobie! Ha, ha! (Elle boit) C'est l'heure de dire au revoir, grand singe velu, avec un peu de musique... (Elle va vers la chaîne hi-fi) Que dis-tu de Fantaisie pour un gentilhomme? Non, plutôt Le Bouffon de Prokofiev!... Non, non plus...

EULALIO: (Voix faible) Je t'en prie, Rosa, je t'en prie.

ROSA MAYO: Pour tes funérailles...voyons... Misa pro Defunctis... Très convenable!

(On entend la symphonie, elle danse comme une démente)

ROSA MAYO: (vidant un autre verre de cognac) Oui. C'est ce qui convient le mieux pour une chanteuse qui a fui les théâtres... Misérable aiguilleur à la retraite... Ha, ha. (Elle boit) Je vais crever d'un moment à l'autre, mais tu m'aideras, espèce de singe opresseur. Ha, ha. (Elle boit) D'ailleurs, ... ce sera une mémorable histoire d'amour... Un idylle de la cruauté... Tu sais, je crois... que je devrais te dévorer... Ha, ha! (Elle boit)

EULALIO: Rosa Mayo, tu peux choisir la façon de m'anéantir, mais rien n'arrêtera ta chute.

(Elle pâlit en l'entendant tandis qu'une crise d'asthme la secoue. Elle tombe à terre, repliée sur-elle même)

ROSA MAYO: Rosa... Rosa? Qu'est-ce qui t'arrive? Rosaaa!

(Elle se traîne par terre, et avance petit à petit jusqu'à l'armoire)

EULALIO: Tu ne te sens pas bien, Rosa? Réponds-moi. Ça ne va pas?

(On l'entend tousser et haleter)

EULALIO: Ecoute-moi, mon petit... Essaie d'atteindre le téléphone et de prévenir une ambulance... Non! Avant... il faut que tu ouvres l'armoire... Rosa! tu m'entends? Essaie de te dresser... Fais tourner la clé... Fais-la tourner ou alors on va mourir tous les deux!...

ROSA MAYO: Je n'oublie pas ... la façon dont tu as défini, résumé et étiqueté la belle Rosa... Dilettante de merde! (Elle tousse) Rosa Mayo, c'est bien autre chose que... l'image mesquine... que tu viens de barbouiller... (Elle tousse) Car l'art de Rosa a stimulé et sublimé sans cesse une société qui baîllait... (Elle tousse) Oui, chauffeur de locomotive, la sylphide de la scène lyrique a charmé de sa voix un monde qui croyait que la possession des choses allait le rendre heureux (Elle tousse).

EULALIO: Mon Dieu! J'étouffe...

ROSA MAYO: Rosa Mayo a offert son corps et sa voix pour incarner.... (Elle tousse) les plus beaux opéras composés par les musiciens les plus inspirés... (Elle tousse) Et en tant que citoyenne, Rosa Mayo n'était pas insensible aux idées d'un monde plus juste et plus humain.

EULALIO: Je manque d'air! Mes poumons vont éclater!

ROSA MAYO: Oui, tous ceux qui sont venus vers moi ont toujours trouvé une main solidaire et fraternelle... (Elle tousse)

EULALIO: Rosa...

ROSA MAYO: Il est réconfortant de penser qu'à travers les opéras, la douce Rosa a contribué à élever les sentiments les plus nobles de son temps... (Elle tousse)

EULALIO: (très faiblement) Rosa...

(Elle réussit à avancer un tout petit peu par terre, et à demi dressée, elle lève le bras pour faire tourner la clé. La porte de l'armoire s'ouvre. Saisie, elle en observe l'intérieur et se met à hurler.)

ROSA MAYO: Non, mon amour!

(Eulalio sort à quatre pattes, à moitié inconscient)

EULALIO: Oh!...

ROSA MAYO: Respire, respire, mon amour...

(Silence. On entend un violon)

EULALIO: Voilà... ça y est... je sens.. l'air...

ROSA MAYO: Je ne me sens pas bien du tout, mon petit fonctionnaire...

(Eulalio se dresse, comme assomé)

Eulalio: Je ferai venir le médecin le plus éminent de la ville pour qu'il te redonne une santé de fer.

Rosa Mayo: (Elle refuse, accablée)

Eulalio: Tu pourras vérifier toi-même... (Pause.) Maintenant, mets-toi au lit.

(Eulalio la prend dans ses bras mais ils tombent. Il recommence et marchant en zig-zag, il la pose sur le lit)

Rosa Mayo: Je sens... que le dernier rideau... tombe.

Eulalio: Empêche-le. C'est toi Rosa Mayo, tu peux avoir des caprices et en faire à ta guise dans l'opérette du monde.

Rosa Mayo: Eulalio

Eulalio: (Frissonnant) Je t'apporterai des médica-ments... (Il l'embrasse sur le front) Et maintenant ma belle Rosa dormira à poings fermés... son repré-sentant veille sur elle.

(Obscurité. Puis la lumière baigne Eulalio, assis sur un tabouret d'hôpital, la tête tombant sur la poitri-ne)

Voix: En tant que médecin et ami de Madame Mayo, il ne me reste plus qu'à vous faire savoir, que Rosa a outrepassé ses capacités psychosomatiques. Au-jourd'hui la science n'a pas pu sauver cette vie si turbulente...

Eulalio: Mais il doit y avoir un remède! Peut-être un médicament de dernière heure (Pause.) Nous n'allons pas la laisser crever! (Pause.) Il s'agit de Rosa Mayo... Vous vous rendez compte? Sans elle, on n'entendra jamais plus de la même façon ni Carmen ni La Traviata ... (Il sanglote)

Voix: Elle est encore jeune et c'est un miracle que son organisme affaibli puisse encore tenir...

Eulalio: Organisme. Corps. Chair. Cellules. (Il se lève, exaspéré). Mais Rosa est bien plus qu'un foie bousillé et des voies respiratoires brisées... Rosa est bien plus que tout cela! (San-glots) Rosa est... un oiseau un accroché au ciel... (Pause.) Peut-être un vent de colère... mais on ne peut ni l'ausculter ni lui faire un diagnostic comme au commun des mortels... Vous compre-nez? Mais bien sûr que Rosa Mayo c'est autre chose! Mais oui! (Pause.) C'est comme... (de grosses larmes coulent sur sa joue) Peut-être qu'au printemps, à l'aube, vous Docteur, vous vous êtes promené à la campagne pour être témoin du miracle d'une fleur étirant ses pétales... Et vous, Docteur, en dépit de votre science, vous n'avez pas osé respirer de peur que votre souffle ne trouble la fleur.. parce que, poème de pétales... vous auriez pu effacer le paysage que votre géométrie lyrique provoquait.. (Il essuie une nouvelle larme) Moi... moi je ne suis qu' un employé de chemins de fer à la retraite et vous, Docteur, vous êtes bien plus compétent que moi... Mais Rosa (une larme brille dans ses yeux). C'est autre chose... Oui! De l'esprit, de la voix, de la créativité, une âme, une essence, un souffle, une substance.. Et tant d'autres choses... (Crispé) Vous ne pariez pas un centime qu'elle s'en sortira mais je vous assure que tant qu'elle respire-ra comme l'oiseau magique de l'opéra, Rosa ne permet-tra pas que le rideau tombe... Parole de cover et de cheminot!...

(Eulalio remet son chapeau-melon qu'il tordait comme une éponge)

Eulalio: Au revoir, Docteur, il faut que j'aille donner du riz aux pigeons...

(Obscurité. Aria mélancolique. Puis, les lumières permettent d'entrevoir Rosa Mayo sur son lit, en pleine crise de convul-sions. Par la suite, elle se lève et, chancelant, elle va vers l'armoire. Des faux-pas pendant le trajet.)

Rosa Mayo: (Elle se promène, une cigarette allumée à son fume-cigarettes) Rosa, tu es sur la scène du monde et le dernier acte de ce... disons cet opéra bouffe approche. Qu'importe! (Elle enfile de longues culot-tes du siècle dernier) Qui... aurait pu hasarder cette fin? (Pause.) Enfant... on m'endor-mait avec les délicieux récits d'Andersen et des frères Grimm... (Elle met un corsage de 1850, au col et aux poignets de dentelle) La voix de la petite Rosa a été cultivée pendant qu'elle rêvait que les fées de la musique combleraient ses désirs... et que la petite Rosa Mayo tomberait bientôt amoureuse de princes charmants qui n'hésiteraient pas à unir leurs destinées à des paysannes et des petites bergères ignorantes... (Elle ajuste une très large jupe en velours de coton vert bouteille) Son corps s'épanouissant, l'enfant-Rosa partait à la recherche de l'homme idéal... (Elle choisit de sa misérable garde-robe une veste d'homme vert bouteille des années cinquante) Enfin, adulte, la soprano cher-chait... cherchait.. (Elle noue une cravate étroite, sombre et à pois qu'elle sort d'une malle) Et le charmant adonis ne montrait jamais sa belle gueule... (Elle se cale un bonnet de pêcheur irlandais) Rosa avait un faible pour le singe à succès...(Elle enfile des chaussures des années quarante) Mais pas la moindre trace... (Devant sa coiffeuse elle met du rouge à lèvres) À lui dépeindre des héros de paille, son coeur avait été à nouveau berné... (Elle va vers la chaîne et l'on entend à l'instant une valse de Strauss) Et au plus profond d'elle-même, Rosa sentit s'évanouir ses chimères...

(Elle se penche et, les bras sous le lit, elle en ressort hors d'haleine, un cercueil)

Rosa Mayo: La chanteuse la plus sollicitée par les ténors à l'affiche baissa les yeux, cessa de regarder les astres et eut froid au contact de ses pieds sur le macadam..

(Avec un plumeau elle nettoie la poussière du cer-cueil, le parfumant après avec un pulvérisateur)

Rosa Mayo: Comment ? Comment aurait-elle pu pressen-tir, devi-ner... qu'il y avait des princes vagabonds et anonymes... ? Oh! Comment?...

(Elle vérifie avec un mètre la longueur du cercueil)

Rosa Mayo: Comment imaginer que mon chevalier errant s'était incrusté dans le squelette d'un modeste employé de chemins de fer. Ô cruel paradoxe!


(Elle s'observe l'oeil critique; elle se pare d'un collier de fausses pierres précieuses et comme un cygne elle s'introduit dignement dans le cercueil posé sur le lit)

Rosa Mayo: Aucune importance, mon petit rossignol égaré, le fait est que tu as rencontré ton homme... (Sa voix se casse) La trentaine dépassée, la quaran-taine, la.... (Hystérique) L'incom-bustible Rosa Mayo a trouvé son partenaire dans les chemins de fer célestes... Voilà!

(Obscurité. Les lumières de la scène surprennent Eulalio en train de flâner dans le parc)

Eulalio: Personne! Pas une âme n'erre dans ce jardin... Qu'est-ce que cela peut bien me faire l'endroit où dorment et rêvent les déracinés ? Un retraité, quelqu'un qui est hors du circuit du travail, n'est-il pas un déraciné ? (Pause.) On ne voit pas non plus les pigeons voler! (Il soupire) Pourquoi m'est-il venu à l'idée que Markos, le roi des théâtres lyriques, me recevra sans me donner de coups de pied aux fesses ? Et comme représentant artistique, aurai-je assez d'instinct pour choisir l'opéra qui convien-ne à sa voix ?

(Eulalio, abattu, s'affaisse, sur un banc. Il bourre sa pipe. Des lumières zénithales l'éclairent. Ses pensées s'écoulent et se font entendre)

Eulalio: (Voix off) Mon petit bonhomme de fonction-naire, mais sais-tu vraiment ce que tu fabri-ques? (Air sceptique) Je m'en doutais. (Pause.) Tu as brûlé ta jeunesse, tes meilleurs années.. Imbéci-le! (Il essuie l'affront avec un rictus) Pourquoi es-tu tombé amoureux d'une chanteuse extravagante et hallucinée ? (Il hausse les épaules) Je m'en doutais. (Pause.) La ville regorgeait de belles filles... N'importe laquelle t'aurait rendu heureux... Tu pouvais choisir... Tu avais un salaire fixe. Tu étais bien bâti, sentimental et des penchants de baryton... (Pause.) Maintenant une meute de petits enfants tapageurs illuminerait ta vieillesse.. (Air paternel) Cepen-dant, regarde maintenant ta situation actuelle! (Air contrit) Tu es devenu une folle et vieille baderne enchaînée à un tas d'os en colère... (Expres-sion de culpabilité) Imbécile! (Il accuse l'insulte sur son visage) Ruiner ta vie à cause d'une femme qui ne t'a jamais aimé... A qui tu n'as jamais fait l'amour... Et qui t'a toujours refusé! Même violemment... (Il fait non de la tête) Tu as déjà oublié comment ses gorilles te rossaient ? (Il fait non de la tête) Tu as une épaule démise... (Eulalio fait oui de la tête) Et un os de la colonne vertébrale en marmelade (Il tâte) Tu as été à deux doigts de mourir étouffé... (Il fait oui du menton) Est-ce que cela ne te suffit pas encore ? (Air résigné) Fuis donc! (Il fait non de la tête) Il est encore temps. Quitte-la. (Même geste). Quitte-la! (Même geste) Les jours de cet ouragan en jupons sont comptés... Elle n'a jamais rien fait pour toi... Réfléchis!

(La lumière augmente sur la scène; Eulalio semble revenir d'un voyage onirique. Pour masquer sa stu-peur, il cache ses mains dans le sac de riz. Puis, il se lève)

Eulalio: Petits... petits... Venez, venez...

(Des projecteurs qui s'allument éclairent un manne-quin habillé genre bohème. Il tient une plume et un bloc. A ses côtés, des partitions s'en-tassent.)

Eulalio: Petits... Petits...(Il regarde le manne-quin-bohème) Chassez la peur, mes petits pigeons... (Il regarde le mannequin-bohème) Vous ne voyez pas que papa-riz est arrivé ? (Il regarde le mannequin-bohème) Pas un seul! Mais où diable ont-ils pu émigrer ? (Il regarde le mannequin-bohème) Peut-être sont-ils des oiseaux gênants et se sont-ils débinés (Il regarde le mannequin-bohème). Et peut-être que rien qu'à respirer... on est déjà coupable. (Il s'assied près du mannequin) Je vous dérange ? (Silen-ce) Excusez-moi. Je vous ai demandé si cela vous dérangeait ? (Silence) C'est que... je ne voudrais pas vous distraire... (Silence) C'est que... peut-être cela vous trouble de voir et d'en-tendre pleurer un homme.... (Pause.) Je vais pleurer, vous savez. Et il est certain que les larmes d'un vieil homme sont un spectacle déprimant... (Pause.) Je vous comprends, c'est sûr. A mon âge, il faut être plus sérieux... Mais je vous jure que je suis sur le point de craquer (Pause.) Vous... vous permettez qu'un citoyen malheu-reux pleure ? (Pause.) Oh! merci! merci beaucoup, monsieur, que deviendrait l'humanité si elle était orpheline d'individus comme vous qui laissent pleurer leur prochain... Non! Non! Je ne dis rien... (Pause.) Si vous interrom-pez mes sentiments, je n'arriverai peut-être pas à pleurer après.. (Il regarde le mannequin-bohème). Ne croyez pas que je vais inonder le parc... (Pause.) Vous savez nager ? (Pause.) Alors... remuez vos fesses et déguerpis-sez car le parc deviendra un torrent d'ici un instant... (Il regarde le manne-quin-bohème) Et maintenant, qu'est-ce que vous regardez ? Est-ce que par hasard vous voudriez me forcer à vous faire une démons-tration ? Pour qui vous prenez-vous ? De quel droit demandez vous à un citoyen respectable de pleurer ? (Pause.) Oh! Maintenant... C'est pour de vrai!

(Eulalio, perplexe, se répand en larmes. On entend le piaillement des oiseaux du parc. Les sanglots d'Eula-lio persistent. Puis, ils cèdent. L'homme, rougis-sant, ne sait pas comment cacher ce moment de fai-blesse. Sans se lever, il appelle les pigeons. Puis, à la dérobade, il observe le mannequin-bohème. Il sourit. Comme si de rien n'était, il s'exclame)

Eulalio: Qu'est-ce que vous faites ? À quoi consa-crez-vous votre vie ? (Pause.) Non, je sais, cela ne me regarde pas... Chacun est libre d'avoir des projets... Certains... (D'autres projecteurs rasants dessinent les ombres de manne-quins-vagabonds allongés sur la pelouse et sur les bancs) Certains flânent... comme ces déguenillés... (Pause.) D'autres vautrent l'humani-té dans la boue...(Pause.) Certains s'effor-cent à la sublimer...(Pause.) Certains roulent les gens, d'autres cultivent les fleurs de la philanthro-pie.

(Eulalio se met à faire des petits sauts sur le banc. Il descend. Il tourne de plus en plus vertigineuse-ment autour du mannequin-bohème)

Eulalio: Les prostituées jouent à la canasta, et des oiseaux à hauts-de-forme voyagent en Concorde... Ha! Ha! Le philosophe rumine les vérités de l'être et du monde et les beaux parleurs s'exhibent dans les foires... Ha! Ha! Certaines époques engen-drent des fils de la raison et de l'esprit.. et d'autres créent des fantoches qui plus tard deviendront des mandarins de tout et de rien... Ha! Ha! Il y en a qui se cherchent et ne se trouvent pas, d'autres se moquent de vivre en égarés... Ha! Ha! Les opportu-nistes se gavent de caviar, et les savants de persil... Ha! Ha! (Il continue à tourner comme halluciné) les dilettantes se masturbent avec l'art nouveau, et les créateurs se fanent par manque de stimulations... Ha! Ha! Dieu est toujours d'actualité même si on ne le voit pas au journal télévi-sé... Ha! Ha! Les extraterrestres forniquent avec les terriennes tandis que leurs conjoints délirent dans les stades de football... Ha! Ha! L'enfante-ment d'un individu est devenu un business et son décès en est un autre... Ha! Ha! Un proverbe arabe dit que l'homme ne peut pas s'élancer hors de son ombre mais moi, par contre, je joue au tennis avec... Ha! Ha! Je tombe facilement amoureux, je suis baryton et retraité et, maintenant, vous... C'est le comble!

(Eulalio soupire. Il freine sa course affolée. Il sourit mi-boudeur mi-troublé. Il finit par s'éloigner du banc, il cache ses émotions éparpillant des grains de riz à ses pieds)

Eulalio: Ramiers... Tourtere-lles... Pigeons, voyageurs ou pas... Venez! Ne refusez pas de communi-quer avec... des... éper-viers... terriens ? Que de bêtises!

(Eulalio revient vers le mannequin-bohème)

Eulalio: Non! Du calme, signore. (Pause.) Cette fois-ci l'homme aux pigeons ne pleurera pas... (Pause.) Et maintenant... Au revoir! Je m'en vais avec... (Pau-se.) Je ne vous l'ai pas dit ? J'ai une fiancée... une chèvre folle et sauvage... Ha! Ha! C'est une blague. Elle est... le cygne de la scène lyrique... et moi j'adore les étangs...(Pause.) Debbo partire subito, signore... Je suis un soupirant à l'ancienne et il faut apporter des fleurs à la damoiselle... (Il enlève son chapeau et esquisse une révéren-ce) Ce fut un grand plaisir de causer avec vous, monsieur. Un plaisir et un honneur.

(Eulalio sourit et met son chapeau. Obscurité. La lumière d'un projecteur est braquée sur lui au moment où il entre dans l'appartement de la chanteuse. Surpris par le crépitement des cierges, il cligne des yeux). Puis il avance, intrigué et, apercevant le cercueil sur le lit, il pousse des gémissements au moment où l'appartement s'éclaire)

Eulalio: Oh! Rosa, Rosa!

(Il s'assied près du cercueil et il gémit. Elle se redresse un peu et elle souffle les cierges)
Eulalio: Rosa!

Rosa Mayo: Pitre!

Eulalio: Elle n'a pas encore cassé sa pipe!

Rosa Mayo: Saltimbanque.

Eulalio: Oh mon Dieu! Quelle joie! Quel bonheur! (Etonné) Et pourquoi ? (Pause.) Et d'où as-tu sor-ti...?

Rosa Mayo: L'ordinateur d'une sorcière m'a indiqué le jour et l'heure où...

Eulalio: Insupportable! De tous points de vue... Intolérable! Sors de cette caisse... Vite!

(Rosa Mayo résiste; Eulalio transpire comme une locomotive pour la sortir du cercueil)

Eulalio: Ce caisson à morts... Pour les chats!

(Eulalio lance le cercueil dans la cour intérieure et Rosa Mayo reste sur le lit, haletante et très pâle)

Rosa Mayo: Mais qu'as-tu fait, mon petit lézard ? (Elle a une quinte de toux) Le menuisier du coin m'avait taillé cette caisse à un prix raisonnable...

Eulalio : Personne n'a ici besoin de caisses! Person-ne n'a besoin de cercueils... Tu m'entends ? Tu en-tends ton représentant ?

Rosa Mayo: Ceux de la Sécurité Sociale... (Elle tousse) J'étais en congé de maladie... (Elle tousse) Mais Rosa Mayo a réussi à avoir son cercueil.. (Elle tousse) Et mainte-nant, toi, salaud... (Elle gémit)

Eulalio : Tu auras tes funérailles en temps voulu... Des grandes funérailles comme jamais une soprano n'en a rêvé..

Rosa Mayo: Bon voyage, Rosa, bon voyage... (Pause.) C'est la seule chose que j'entends...(Pause.) La vie dit au revoir à Rosa Mayo..

Eulalio : Bobards! Personne ici ne dit au revoir. Personne ne veut que tu partes...(Pause.) Au contrai-re... les médias les plus côtés retiennent leur souffle dans l'attente de nouvelles de Rosa Mayo... (Pause.) Les journaux, les reporters, les magazines, le cable... Tu m'entends, Rosa ? (Il se penche sur elle) Veux-tu croire ton chevalier servant ?

Rosa Mayo: Tu mens plus que tu ne parles... (Elle tousse) C'est ton vice, mon petit bonhomme...

Eulalio : Je ne mens pas, Rosa! Les journaux ne s'occupent plus ni de l'inflation, ni du chômage, ni de la monnaie unique, ni de la construction européen-ne... (Pause.) Une seule chose les hante: que la bravissima Mayo ne s'éclipse pas...

Rosa Mayo: (Un souffle de voix) Quel comédien!

Eulalio : Ce sont les journaux qui le disent! (Il montre des tas d'exemplai-res) Ce sont les journaux qui le hurlent...

Rosa Mayo: Donne!

Eulalio : Les journaux ?

Rosa Mayo: Je veux vérifier moi-même... Je t'en prie.

Eulalio : Parfait, mon petit rossignol! Mais plus tard... Il faut éviter les émotions fortes...

Rosa Mayo: Passe-moi les journaux, malheureux! Donne.

(Elle essaie de se redresser; sa faiblesse l'en empêche)

Eulalio : Il est correct et logique que tu exiges...

(Eulalio lui met sous les yeux de vieux journaux)

Rosa Mayo: Montre-moi.. Où est-ce que c'est écrit que moi je suis plus importante que le chômage ou le prix du pétrole...?

Eulalio : Ici... Ici...

Rosa Mayo: Où ici ?

Eulalio : Dans l'éditorial.... dans la section d'actualité transcendante...

Rosa Mayo: Où ? Où ?

Eulalio : Ouvre bien les yeux... Lis

Rosa Mayo: Je ne peux pas! Madame Butterfly n'y voit presque plus...

Eulalio : Tu veux que je lise ?
Rosa Mayo: Sans rien omettre ni ajouter de ton cru...

Eulalio : Sans rien omettre ni ajouter de mon cru

Rosa Mayo: Même s'ils sont impitoyables ?

Eulalio : C'est ça!

Rosa Mayo: (Faible murmure) Vas-y donc..

Eulalio : L'éditorial affirme... Hum! (Il ulule) Rosa!

Rosa Mayo: (Epuisée) Je... t'entends.

Eulalio : Ah! (Il soupire) J'ai cru un instant... (Pause.) Voilà ce que dit l'éditorial... L'inoublia-ble Rosa Mayo, convalescen-te,...

Rosa Mayo: C'est le titre... ?

Eulalio : C'est le titre.

Rosa Mayo: Avec de gros caractères ?

Eulalio : Avec des caractères monumentaux.

Rosa Mayo: Continue.. (Elle tousse) Sois gentil...

Eulalio : Il est incompréhensible qu'une légère crise d'épuise-ment puisse priver le monde de l'opéra d'une de ses voix privilegiées...

Rosa Mayo: (Essayant de se redresser) Jure qu'ils écri-vent cela...

Eulalio : Tu doutes de ton représentant artistique ?

Rosa Mayo: Jure-le sur ton honneur.

Eulalio : Sur mon honneur ?

Rosa Mayo: C'est ça.

Eulalio : Je n'ai pas l'habitude de jurer...

Rosa Mayo: Alors... Tu mens! (La crise se fait plus aigüe) Tu mens, vil fonctionnaire... (Elle tousse) Je voudrais crever une fois pour toutes! Tout de sui-te... Mon revolver!

(Elle prend l'arme. Les mains tremblantes, elle le braque sur la tempe et appuie sur la détente)

Eulalio: Rosaaaa!

Rosa Mayo: Pouah! Même pas d'argent pour des ba-lles...

Eulalio : Bon Dieu, quelle frousse! (Pause.) Tu parles d'un sale moment...

Rosa Mayo: Le valium...

Eulalio : Non! Pas de valium...

(Eulalio lui arrache le flacon de médicaments)

Rosa Mayo: Salaud. Rat d'égoût. Manipuler la pensée d'une moribonde..

Eulalio : Je le jure sur mon honneur.

Rosa Mayo: (Lui bécotant les mains) "Amor mío, amado mío... Oh! Te amo, te amo..."

Eulalio : (Emu) J'ai juré.

Rosa Mayo: Mon doux seigneur, maintenant je sais que ce que proclament les journaux sur la dame est vrai...

Eulalio : Repose-toi mon amour...

Rosa Mayo: Oh! J'ai chaud... J'ai soif... mon amour.

(Eulalio lui offre un verre d'eau: elle boit et crache)

Rosa Mayo: Qu'est-ce que c'est que ce breuvage ? Tu veux m'empoisonner ?

Eulalio : C'est de l'eau, Rosa.

Rosa Mayo: Du cognac! Donne-moi du cognac! Tu entends ? (Prise d'une vitalité soudaine) Et tu sais bien qui le demande... (Pause.) Si tu as la mémoire qui flan-che... lis les journaux.. Lis! Et il vaut mieux que tu saches une fois pour toutes près de qui tu -vis... Car il est très possible que tu puisses jouir une seconde encore d'un si grand honneur...

(Elle tombe, épuisée)

Eulalio : Le voici ton cognac...

(Rosa Mayo boit avec avidité)

Eulalio : Est-ce que cela va mieux ma chérie ?

Rosa Mayo: J'exige le dernier opéra du compositeur à la mode... D'ici une heure je veux voir Marcos l'im-présario... Et que les direc-teurs musicaux les plus révolutionnaires et les metteurs en scène de l'opéra contem-porai-n vien-nent me voir... Je veux la télévi-sion! Les critiques! Les reporters! Et dépêche-toi... car tu cesseras de représenter les intérêts de ton oiseau de cristal et elle laissera tomber une derniè-re fois le rideau... (Voix rauque) Tu as... compris ?

Eulalio : Mais, Rosa, ma chère... en si peu de temps, c'est de l'utopie, moi...

Rosa Mayo: Cette fois... Rosa Mayo fera honneur à ses promesses. Ouste!

(Elle ferme les yeux, soufflant avec difficulté. Eulalio reste immobile comme une statue. Obscurité. Piaillement d'oiseaux. Sous les lumières, on voit Eulalio dans le parc. Son affolement cède à la vue du mannequin-bohème qui, cette fois, n'est pas seul: au bout du banc, un mannequin-vagabond a la tête posée sur un vieux violon)

Eulalio : Eh! Oh!... Petits... Petits... (Au manne-quin-bohème) Salut! (il agite sa main droite). Vous ne vous... souvenez pas de moi ? (Pause.) Je suis celui qui... enfin... celui qui... (Il bégaye) Celui qui l'autre jour a mouillé de larmes vos vête-ments... (Pause.) Non... Ne croyez pas que je me cramponne comme un poux... Je ne viens pas vous embêter... Sûr que non! (Pause.) je ne suis pas de ceux.... non, monsieur, moi je respecte les artistes... car vous faites partie de cette famille-là, je l'ai su au premier coup d'oeil-... (Pause.) Je me suis dit... ce monsieur aux yeux si profonds et au si noble front... ce doit être un artiste... de quelque cho-se...(Pau-se.) Vous étiez en pleine création, n'est-ce pas ? Quel genre vous cultivez ? Oui, quel genre ? La biographie ? La roman ? Le conte ? Dites! (Il examine les partitions qui sont à côté de lui) Vous n'allez pas me dire que vous composez ?.. (Exalté) Vous aimez les fantaisies d'opéra, n'est-ce pas ? (Pause.) Quelle coïncidence! Ça alors! Non, je ne suis pas du métier... Il n'en est pas question... Mais... j'ai des rapports avec le milieu de Verdi et compagnie... Attendez! Je vous ai menti, j'ai été baryton, mais je n'ai pas voulu passer mon temps à exercer de cover, moi je voulais être moi... (Il soupire) Maintenant... me voilà devenu ... (Pause.). Souffrez-vous du coeur ? Voilà... je suis le manager de Rosa Mayo... Il faut le faire! N'est-ce pas ?
(Eulalio scrute anxieusement le visage du mannequin-bohème. Puis, il s'éloigne du banc et lance des grains de riz en l'air)

Eulalio: Petits... Petits... venez picorer du riz...

(Il reste pensif. Et tout en jetant du riz, il observe le manne-quin-bohème du coin de l'oeil)

Eulalio : Du riz, de suculents grains de riz pour mes... Dites! Est-il vrai que sur la scène de votre inconscient on entend des arias inédites ? (Pause.) Mais... Sûr, sûr ? Bien entendu! Il suffit de vous regarder... Vous avez tout à fait l'air d'un poète du do, ré, mi fa, sol... (Eulalio fredonne de courts fragments d'opéras classiques.) Inspirées, n'est-ce pas ? Et dites-moi: comment sont-ils traités vos enfants de la fantaisie ? Mais oui! Vos opéras, ils marchent ? Etes-vous... célèbre ? A-t-on entendu votre musique au Liceo, à la Zarzuela, au Palau ?... (Pause.) Non, vous n'avez pas encore fréquenté les grands sanctuaires... Peut-être composez-vous un très nouveau langage musical ? Je m'en doutais... Comment expliquer alors... Créateur de drames lyriques pour cette fin de millénaire ? Je m'en doutais... Et vivre ? Je connais. Une mansarde pleine de notes de musi-que... Oh! art impitoyable! (Pause.) Mais ne vous torturez pas, monsieur, je suis là, moi... Moi ? Ah! oui... L'oiseau bleu de la signo-rina Mayo... (Il soupire) Vous permettez...

(Il esquisse le geste de lancer des grains de riz, mais il revient vers le banc, l'oeil fixe sur le mannequin au violon)

Eulalio : Est-ce que cela vous encouragerait-il que Rosa Mayo mette en scène l'un de vos opéras... ? Mais bien sûr! Son visage s'est illuminé... Il ne pouvait pas en être autrement... (Il le pousse du coude) Son-gez... Paris, le théâtre de l'Opéra éclatant de lumière... Et sous la marquise... votre pièce et votre nom en énormes caractères d'or... Et puis... le nom magique de Rosa Mayo à côté de celui du plus grand ténor. Qu'est-ce que vous en pensez ? (Pause.) Et le public qui s'entasse comme des fourmis... Et moi, en habit et haut-de-forme, annonçant...

(Eulalio lui fait un clin d'un oeil, esquisse une pirouette et saute sur le banc)

Eulalio : Pasen, señoras y señores...! Come in, ladies and gentlemen... Entrate, signore e signori... Ne vous arrêtez pas, messieurs-dames... la soirée de l'art lyrique contemporain va commencer... le compo-siteur est... Hum! Hum!... le livret de... Hum! Hum! Ne poussez pas! Ne vous entassez pas devant la porte!, il y a des places pour tout le monde...

(Eulalio descend du banc, en nage. Il salue le chapeau-melon à la main et il brave le mannequin-bohème)

Eulalio : Qu'est-ce que vous en pensez ? N'est-ce pas un... rêve ? (Pause.) Tout ceci et bien plus encore, Rosa Mayo pourrait le faire pour votre lyre. (Il allume sa pipe et rejette la fumée avec un geste transcendental) Pourquoi le ferait-elle ? Pour... un opéra passionnant... Vous enfantez des drames musi-caux pour des choeurs multiples, des solistes et un orchestre de rêve... n'est-ce pas ? (Pause.) Qu'on n'en parle plus... (Pause.) Allez-y... Allez chercher votre opéra inédit, jeune Stravinsky... (Pause.) Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Courrez, volez, le gong de votre réussite a sonné... (Pause.). Dépêchez-vous.

(Eulalio s'éloigne du banc)

Eulalio : Un instant! Sachez que le repré-sentant de Rosa Mayo ne vous attendra pas longtemps-... C'est tout.

(La lumière zénithale qui éclaire le mannequin-bohème s'éteint. Eulalio fume en se donnant de l'importance. Il aperçoit le mannequin-vagabond et commence à le secouer.)

Eulalio : Sapristi, mon vieux! Eh!... (Pause.) Vous avez un si merveilleux violon et vous ronflez à poings fermés ? (Pause.) Votre conscience de violoniste ne vous tracasse pas ? (Pause.) Cela vous tenterait de jouer pour Rosa Mayo ? (Pause.) Connais-sez-vous Rosa Mayo ? Non ? Hérétique! (Pause.) Oh! il n'y a pas de mal, ce qui compte c'est que vous allez offrir un concert à une prima donna... (Pause.) Quel est votre répertoire ? Après tout, qu'est-ce que cela peut bien faire. (Pause.) La rencontre avec la belle Rosa vous inspirera... (Pause.) Eh! Oh! Pourquoi clignez-vous des yeux ? (Pause.) Vous n'aime-riez pas participer à un festival à Salzburg...? Vous savez bien, Salzburg, berceau de Mozart, Rosa Mayo pourrait vous trou-ver cela... (Pause.) Vous imaginez ? Entendre votre violon à Salzburg... (Pause.) Allez! Affinez entre temps...

(Pensif, il mordille sa pipe. On entend un violon, comme répétant une partition. Presque magique-ment, des lumières s'allument comme des lunes céles-tes éclairant les mannequins-vagabonds qui demeurent allongés sur les bancs et la pelouse. Le visage d'Eula-lio s'illumine. Maintenant il sourit accroché à son inspiration et, frôlant la pantomime, il dialogue avec les habitants du jardin public: il fait des gestes, montre des billets, comme pour les attirer. Eulalio déborde de joie pendant que le jardin s'assom-brit. On n'entend que la nostalgie d'un violon. Lorsqu'il devient muet, les lumières s'allument permettant de voir Eulalio, le visage chagrin, qui va vers le lit de Rosa.)

Eulalio : Rosa... Ma petite Rosa... (Il l'observe avec frayeur) Ma toute belle, c'est moi... ton agressif manager qui t'appor-te...

(Ne voyant pas de signe de vie, il lui prend le pouls; elle ouvre les yeux)

Rosa Mayo: C'est toi ?...

Eulalio : Rosa! (Il soupire) Comment va... ma petite comédien-ne...

Rosa Mayo: Mal...

Eulalio : Mais ce n'est pas possible! Non, tu ne peux pas décevoir le monde, le monde qui t'adore.

Rosa Mayo: Mes gardes-du-corps devraient bien te donner une raclée... Tu m'as encore raconté des bobards.

Eulalio : Attends.

(Il arbore un sourire triomphal et se met debout. La toux de la soprano est presque inaudible)

Rosa Mayo: Laisse cette rose se fâner pour de bon, s'il te plaît...

Eulalio : Tu sais que tu as des invités ?

Rosa Mayo: N'insiste pas. N'insiste pas...

Eulalio : D'accord. Mais dis-le-leur, pas à moi...

Rosa Mayo: À eux ?

Eulalio : Oui. Dis-le au compositeur de partitions insoupçonnées, au librettiste qui fabule à sa guise, dis-le au directeur qui transforme la scène en un rêve d'images.., dis-le à l'orchestre le plus applau-di, aux reporters, aux journalistes vedettes de la radio et de la télé...

Rosa Mayo: Ils sont là ? Ce n'est pas possible! Ne s'agit-il pas encore d'un malentendu ?
(Eulalio toussote; à l'ins-tant surgit une clameur de cris et de sifflements d'enthou-siasme.)

Eulalio : Carmen aurait-t-elle perdu son sens musical ?

Rosa Mayo: Vite. Dépêche-toi.

(La clameur d'une petite foule reprend de plus belle. Rosa Mayo réussit à se redresser sur une collection de coussins aux couleurs vives. Elle est d'une pâleur morte-lle.)

Eulalio : Tu cherches quelque chose ?

Rosa Mayo: Donne-moi un miroir... mon rouge à lè-vres... Et cette trousse... Je dois me maqui-ller! Rosa Mayo renaît de ses cendres... Mais bouge donc, taré!...

(Eulalio fait des efforts pour lui faire plaisir; on entend vibrer la foule invisible)

Rosa Mayo: Remue donc tes fesses! Mais, n'entends-tu pas les gens de la presse ? Tu sais, imbécile ? Je vais te remplacer... Ce n'est pas si facile de représenter les intérêts de Rosa Mayo...

Eulalio : Oui, Rosa... oui...

Rosa Mayo: Range les meubles... (Elle se maquille, débordante de féminité.) Parfume l'appartement... Qu'on ne sente pas la puanteur des sardines ou...

(Avec un pulvérisateur, Eulalio parfume l'apparte-ment. On entend un fracas, et des projecteurs illumi-nent une foule de mannequins-vagabonds qui photograp-hient la diva avec des appareils photos d'enfants; il y a même un mannequin derrière une grotes-que caméra de télévision en bois.)

Rosa Mayo: Comme la presse actuelle est fougueuse!... (Elle sourit comme une star) Du calme, les gars, ne nous énervons pas...

Eulalio : Quelles manières... quelle impétuosité...

Rosa Mayo: Laisse-les... C'est normal... les médias meurent d'impatience...

Eulalio : C'est bon. (Il se place entre les manne-quins et la chanteuse). Rosa Mayo, c'est pour moi un très grand plaisir... de te présenter l'un des composi-teurs lyriques dont les pièces brillent d'une lumière propre...
Rosa Mayo: (Elle allonge une main tremblante) Je suis ravie. (Pause.)

Eulalio : A ma droite, le metteur en scène capable de créer un univers avec un minimum de ressour-ces...

Rosa Mayo: Enchantée...

Eulalio : Et maintenant... (Il se tourne vers les mannequins-reporters) Tu es prête, Rosa Mayo ?

Rosa Mayo: Je suis prête, mon merveilleux manager...

Eulalio : Messieurs, nous pouvons commencer la conférence de presse accordée aux médias par l'émi-nente Rosa Mayo...

(Une clameur surgit. Eulalio ouvre les bras.)

Eulalio : Un instant. (Pause.) En tant que représen-tant exclusif de Rosa Mayo, je me permets de vous suggérer de vous abstenir de poser des questions compromet-tan-tes... (Pause.) Laissons pour une fois de côté l'ONU, le Moyen Orient et Maastricht...

(Eulalio pressent un vent de cimetière sur sa nuque. Il se tourne vers la chanteuse et s'aperçoit qu'elle agonise)

Rosa Mayo: Eulalio, mon petit barde des trains, Eulalio.

(Acquiescant, il prend place à côté de Rosa Mayo et laissant couler ses larmes, il s'adresse aux manne-quins.)

Eulalio : Messieurs, pour des raisons étrangères au programme... Madame Mayo délègue... la conférence... à son représen-tant... (De grosses larmes coulent sur sa joue) Dans une minute... Messieurs les journalistes, je serai à vous... (Pause.) Maintenant... je vous prierais de nous laisser seuls, s'il vous plaît... (Sa voix tremble) S'il vous plaît...

(Les projecteurs illuminant les mannequins s'éteig-nent les uns après les autres sauf la lumière zénit-hale qui éclaire le mannequin au violon. Ému, Eulalio va vers Rosa Mayo, immobile, qui semble lui souri-re. Les lumières déclinent. Dans un angle, une lumière éblouissante est projettée sur le manne-quin-vagabond et, presque magiquement, on entend la plainte d'un violon. Eulalio se raidit et ferme tendrement les yeux de Rosa.)

Pendant que les lumières s'éteignent, on entend un fragment de La Force du destin interprété par une belle voix féminine.

OBSCURITÉ